Il s’agit d’un extrait de l’entretien entre Paula Anacaona et Marcelo Paixão, un des plus grands spécialistes brésiliens de la question raciale, professeur à l’UFRJ. Cet entretien est publié en intégralité dans Je suis toujours favela, dans la partie documentaire, consacrée au Brésil d’aujourd’hui. En voici quelques lignes…
Paula Anacaona : Pouvez-vous faire un rappel historique sur la condition des Noirs au Brésil ?
Marcelo Paixão : (…) En France, Rousseau publie en 1762 Le Contrat Social, où il affirme que l’esclavage est illégitime et sans fondement et que « la force ne fait pas droit ». Au Brésil, à cette époque, on en est loin… Pourquoi ? Car ce système esclavagiste était fondamental pour l’économie brésilienne.
Politiquement, le Brésil est un pays de transitions lentes et progressives. Entre les premières lois pour mettre fin au travail esclave et l’abolition à proprement parler, il s’est passé plus de 50 ans. Le Brésil a été le dernier pays du monde occidental à abolir l’esclavage, en 1888.
J’aime bien rappeler que Karl Marx était mort depuis deux ans quand l’esclavage a été aboli au Brésil. Karl Marx, l’auteur qui a fait une des analyses les plus pointues de l’économie politique classique et du capitalisme, était mort depuis deux ans et le Brésil n’était pas encore entré dans le capitalisme ! Le Brésil est clairement un pays de transitions lentes et progressives. Et les questions raciales n’échappent pas à la règle.
C’est dans les années 1930, au moment où l’Europe était dominée par le fascisme et les idéologies raciales, que l’Etat et la société brésilienne ont reconnu leur origine africaine. C’était une marque de progressisme très fort, alors que d’autres pays d’Amérique du Sud comme le Venezuela ou la Colombie continuaient à nier leur origine africaine, affirmant plutôt leur descendance indigène ou européenne.
Cependant, l’idéologie du métissage, si brésilienne et fondamentale à la création de notre projet de société, est ambigüe : si d’un côté, elle reconnaît positivement l’origine africaine et indigène du peuple brésilien, de l’autre, elle véhicule un discours qui finit par rendre invisibles les demandes sociales d’une certaine partie de la population. Pourquoi ? Parce que cette idéologie reconnaît que, dans le passé, l’Africain a contribué à la construction de la société et de la culture brésiliennes mais elle évite de considérer le présent, et nie, de cette façon, le problème racial. Elle nie que les personnes à la peau plus foncée sont discriminées à l’école, à l’université et sur le marché du travail, qu’elles sont la principale cible de la violence et de l’expropriation du territoire.
(…)
PA : Les Noirs sont-ils victimes de violences physiques ?
MP : Si vous pensez à des « règlements de comptes » entre Noirs et Blancs, je vous opposerai une autre violence, et ces deux indicateurs : le taux d’homicides et la mortalité maternelle.
Paulo Lins[1] le dit clairement : au Brésil, la violence est sélective et cette sélection atteint davantage les jeunes Noirs de sexe masculin. Le taux d’homicides des hommes Noirs est deux fois plus élevé que celui des hommes Blancs, mais dans certains états du Nordeste, il est dix plus élevé ! Le taux d’homicides des jeunes Noirs entre 15 et 24 ans est de 150/100 000 habitants ! Dans la région de la Baixada Fluminense, en grande périphérie de Rio de Janeiro, une région peuplée majoritairement de Noirs, il atteint 400/100 000 habitants ![2] [Pour comparaison, le taux national français est de 1,1/100 000].
Le taux de mortalité maternelle des Noires est 70% supérieur à celui des Blanches. Les Noires ont moins accès aux six examens prénataux recommandés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ; elles sont moins favorisées en ce qui concerne l’anesthésie, la césarienne, le droit d’avoir un accompagnant dans la chambre, les examens postnataux, etc.
[1] Auteur du best-seller La Cité de Dieu, Folio, 2003, et de la préface du Manuel Pratique de la Haine, éd. Anacaona, 2009.
[2] Le taux national brésilien est de 25/100 000 ; le taux national d’homicides chez les Blancs est en baisse ces dix dernières années, à 15/100 000, alors que le taux national d’homicides chez les Noirs est en hausse, à 36/100 000.