Voici un extrait de l’article « Du ciel à l’enfer », publié dans Je suis favela (2011). Il s’agit d’un entretien avec la Juge Kenarik Boujikian Felippe, fondatrice et ex-Présidente de l’Association des juges pour la démocratie, militante d’une ONG de défense des femmes emprisonnées. C’est une référence en matière de lutte pour les droits de l’homme au Brésil. Elle s’exprime sur la violence au Brésil.
Parlons de sécurité publique, puisque vous êtes juge en fonction au Tribunal de Justice…. Que pensez-vous de cette appellation de « Onze septembre » brésilien relative à la chute de l’hélicoptère de la police ? (voir article Du Ciel à l’Enfer).
Après l’ennemi externe, voici l’ennemi interne, qui inclut tout un mécanisme de répression. Qui est l’ennemi d’aujourd’hui ? C’est le pauvre, c’est celui qui revendique, celui qui manifeste, celui qui lutte, celui qui habite dans la périphérie… Donc ceux qui parlent de « Onze septembre » emploient la même rhétorique que les militaires qui mirent en place en 1964 la doctrine de la sécurité nationale, qui se répète aujourd’hui – mais en choisissant d’autres ennemis. Et de temps en temps, pour qu’on se tienne bien sages, ils choisissent quelques personnes qui échappent à ce profil. Ils vont capturer quelqu’un de riche, célèbre, en-dehors du stéréotype, pour rendre l’emprisonnement de tous les autres normal.
Et sur le trafic de drogues ?
La récente loi sur les drogues qui a été votée constitue déjà une avancée. Par exemple, l’utilisateur ne reçoit plus le même traitement que le trafiquant, en termes de privation de liberté. Mais malgré tout, son traitement reste un traitement pénal, et le Brésil n’arrive toujours pas à avancer à ce niveau là. Quant au trafic, il n’existe toujours pas de politique sérieuse de combat vis-à-vis du trafic de drogues. Quand je parle de trafic, je ne parle pas du petit trafiquant qui arrive devant moi au Tribunal de justice, qui fait cela pour survivre. Le vrai trafiquant, le vrai argent du trafic, n’arrive jamais devant moi. Il n’est pas dans la favela. J’aimerais savoir où il est, j’aimerais que la police travaille pour découvrir où vont les centaines de millions qui tournent autour du trafic. C’est sûr, ce n’est pas le gamin qui a 20 grammes, 50 grammes sur lui qui est au cœur de cela.
Quel est le profil de celui qui arrive devant le Tribunal ?
En majorité, lorsque ce sont des affaires de trafic, ce sont des personnes qui habitent dans la périphérie de São Paulo, qui sont jeunes (au maximum 22, 23 ans), qui n’ont pas fait beaucoup d’études. Voilà le profil des trafiquants de mon district, à quelques exceptions près.
Pourquoi n’arrivent au Tribunal que les pauvres ?
Parce qu’il n’y a que les pauvres qui arrivent devant le pouvoir judiciaire ! Pourquoi la police ne fait-elle jamais de descentes dans le quartier où j’habite, à Jardins [quartier le plus chic de São Paulo] ? Est-ce que cela signifie que personne dans mon quartier n’a d’armes ? De drogues ? Je ne crois pas.
Les personnes qui organisent, qui financent la logistique des opérations, eux ne se font pas arrêter ?
Non, eux n’arrivent pas jusqu’à moi, mais j’aimerais qu’ils y arrivent. Je ne sais pas où ils sont, mais ils sont quelque part. Je pense qu’il doit y avoir un élément de l’État impliqué dans tout cela.
Quels éléments de l’État ?
Des agents de l’État. Je ne sais pas qui… mais je n’arrive pas à croire que l’État ne puisse pas savoir où vont ces millions générés par le trafic de stupéfiants.
Et que se passe-t-il avec ce jeune pauvre, arrêté avec une petite quantité de drogues, lorsqu’il est envoyé en système carcéral ?
Il va en prison, et évidemment il devient vulnérable. Que va-t-il trouver en prison ? Que va-t-il trouver dans le système pénitentiaire qui le rende capable d’affronter sa situation présente et future ? C’est ce qui me préoccupe avec la jeunesse. Quelles sont les possibilités que lui donne le pays ? Cela ne va pas tomber du ciel, il faut que l’État construise une politique.
Il y a un grand nombre de jeunes qui n’arrivent même pas au Tribunal car ils sont assassinés avant…
Oui, c’est vrai. L’État brésilien continue à tuer beaucoup, beaucoup trop. Il y a eu extermination par le passé, il y a extermination au présent – seule la victime a changé. L’ennemi de l’État brésilien est très clair, et le pouvoir punitif souterrain d’autrefois existe toujours. Il décide sans obéir aux lois, sans respecter la Constitution.
Et aujourd’hui, qui est la victime ?
Les pauvres, les jeunes, les noirs.
Caros Amigos, novembre 2009.
Retrouvez cet article dans Je suis favela
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