Categories: Blogfavela

La périphérie prend le pouvoir

La périphérie prend le pouvoir

Alors que je viens d’intervenir lors d’un colloque organisé par les universités d’Oxford, de la Sorbonne et de Brasilia, sur le thème de la littérature périphérique (et sa place dans la littérature brésilienne contemporaine), j’ai cité à de nombreuses reprises ce texte, assez fondateur pour moi, d’Hermano Vianna. J’en profite pour le partager !

Publié dans Je suis Favela, éditions Anacaona, Paris, 2011.

Par Hermano Vianna, anthropologue

L’écrivain Rodrigo Ciriaco récitant un texte lors d’un rassemblement (sarau) organisé par Buzo

« Pour moi, cela ne fait aucun doute : la nouveauté la plus importante de la culture brésilienne de ces dix dernières années est l’apparition de la périphérie sur la scène publique nationale, et surtout le fait qu’elle s’exprime maintenant haut et fort, et partout. La périphérie s’est fatiguée d’attendre l’opportunité qui n’arrivait jamais, et qui serait venue de l’extérieur – du centre.

Aujourd’hui, la périphérie n’a plus besoin d’intermédiaires (ceux qui parlaient toujours en son nom) pour établir des connexions avec le reste du Brésil et du monde. Autrefois, les politiques disaient : « Nous allons apporter la culture dans la favela ». Aujourd’hui, la favela répond : « De quoi tu parles, mon pote ?! Ici, la culture c’est pas ce qui manque ! Regarde juste ce que le monde entier peut apprendre avec nous ! »

D’un côté, on a des milliers de groupes culturels, surgis dans la périphérie et qui par leur travail réalisent, d’une façon totalement originale et différente à chaque fois, une production artistique et combattent en même temps les inégalités sociales. Dans la majorité des périphéries, dans toutes les villes brésiliennes, même éloignées des capitales étatiques, je trouve des groupes très bien organisés avec des propositions d’action culturelle surprenantes.

De l’autre côté, nous assistons également à la naissance d’industries du divertissement populaire qui produisent des grands succès musicaux dans le pays, sans plus dépendre des grandes majors et des grands médias pour construire leur réseau de diffusion nationale. C’est le cas par exemple du Funk Carioca, musique produite par la périphérie pour la périphérie, sans passer par le centre. Le centre semble avoir complètement perdu le contact avec ce qui a réellement du succès dans la périphérie.

(…)

Aujourd’hui, la population urbaine mondiale est de plus en plus importante, et la migration vers les villes ne s’arrête pas. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, plus de personnes vivent dans les villes qu’à la campagne, et environ un milliard vivent dans des favelas – que ce soit en Inde, aux Philippines, au Caire, au Mexique, etc. Presque la moitié de cette population favelada a moins de vingt ans. La majorité occupe un emploi informel. C’est beaucoup de gens, beaucoup de jeunes. Et les gouvernements et les grands médias ne savent que faire face à cette situation.

Souvent, ils sont incapables de communiquer avec cette « autre » population, invisible dans les statistiques officielles. Et que vont faire tous ces jeunes, plein d’énergie juvénile ? Produire la catastrophe annoncée ? Disparaître de la carte pour ne pas causer plus de problèmes aux riches ? Eh bien non.

Au lieu de disparaître, les périphéries résistent, parlent de plus en plus fort, et produisent des mondes culturels parallèles – à la grande surprise de ceux qui pensaient que ne surgiraient de là qu’une misère sans futur.

Cette idée d’inclusion culturelle doit être repensée – ou écartée – devant cette situation. L’inclusion part généralement de l’hypothèse que le centre détient ce qui manque à la périphérie (qui doit être inclue). C’est comme si la périphérie n’avait pas de culture. Comme si la périphérie désirait, devait désirer, ou aurait un jour ce que le centre possède déjà (lequel peut donc enseigner à la périphérie comment y arriver, pour le bien de cette dernière). C’est comme si les nouveautés culturelles arrivaient exclusivement par le centre, ou étaient créées dans le centre, et se diffusaient lentement – au prix d’un grand effort civilisateur – en direction de la périphérie.

Mais la périphérie n’a pas attendu que le centre lui présente ses nouveautés. Sans que le centre s’en rende compte, elle a inventé des nouvelles cultures – utilisant souvent pour cela des technologies de pointe – qui pourraient tout à fait indiquer, à l’avenir, des chemins pour le futur du centre, paniqué devant la croissance incontrôlable de la périphérie.

Les périphéries des villes inventent avec une vitesse impressionnante de nouveaux circuits culturels et des nouvelles solutions économiques, aussi précaires et informelles soient-ils, pour donner une viabilité à ces inventions. Je prends l’exemple de ces circuits festifs qui attirent des milliers de personne chaque week-end. Aujourd’hui, presque toutes ces fêtes prolifèrent dans l’informalité – quand elles ne sont pas littéralement criminalisées, comme c’est le cas des Bals Funk à Rio – du fait de l’ignorance des pouvoirs publics et du mépris de l’élite bien pensante.

Cette économie artistique informelle est le produit d’une inclusion sociale gagnée lorsque la périphérie cesse de se comporter comme périphérie et d’occuper « son » espace – l’espace que le centre lui avait réservé pour toujours, le même centre qui pleure aujourd’hui un « pays perdu », le pays de Jorge Amado, où chacun était à sa place dans les limites de l’apartheid culturel qui régissait le pays. Nostalgie perverse.

C’est un fait, la périphérie prend le pouvoir.

Ce n’est plus le centre qui inclut la périphérie, mais la périphérie qui inclut le centre – et le centre, exclu de la fête, se transforme en périphérie de la périphérie.

Le Brésil va devoir s’habituer à cette inclusion forcée, du bas vers le haut, conquise à l’arrachée.

Vous n’êtes pas obligé d’aimer ce que nous montrerons. Mais vous ne pourrez pas l’ignorer car c’est cela, la réalité culturelle de la majorité brésilienne.

 

Ce texte est issu du communiqué publié le jour de la première émission Central da Periferia (avril 2006), diffusée par la TV Globo, dans un contexte de fluidité des frontières et des échanges entre le centre et la périphérie. L’objectif de cette émission était de présenter les cultures de la périphérie et de montrer leur effervescence culturelle actuelle.

Texte publié dans Je suis favela.

5 courts métrages réalisés par des habitants de la favela. « Maintenant, c’est nous qui le faisons »

 

 

 

Paula

Recent Posts

Quoi de neuf cet été 2024 ?

Quelques nouvelles de notre été 2024... Ne manquez pas notre série de l'été en podcasts,…

4 mois ago

Thamy Ayouch, pour une psychanalyse intersectionnelle et située

Thamy Ayouch a été assigné comme homme, prescription à laquelle il s’identifie, bien que de…

4 mois ago

Le Monde et la presse parlent de Larissa Bombardi

Plusieurs médias, dont Le Monde, louent le travail de Larissa Bombardi et la qualité des…

6 mois ago

Bela Gil, cheffe et activiste pour une alimentation saine

Qui est Bela Gil, l'autrice de notre nouvel essai, Qui va faire à manger ?…

7 mois ago

Les féminismes d’Abya Yala

Les références associées à notre podcast sur les féminismes d'Abya Yala / Amérique centrale et…

8 mois ago

« J’ai peur de rentrer au Brésil », confie Larissa Bombardi

Larissa Bombardi revient sur ses recherches qui l'ont menée à l'exil forcé, et parle de…

11 mois ago