La littérature entre dans les favelas

LE MONDE DES LIVRES | 26.05.11 | 15h29 • Mis à jour le 26.05.11 | 15h29
A la fin des années 1990, le jeune Alessandro Buzo prenait tous les jours le train qui le ramenait chez lui, dans la zone est de Sao Paulo, « sur la pire des lignes de chemin de fer de la région ». Mais Buzo n’y voyageait pas tout seul : il faisait partie du « groupe du dernier wagon », celui où l’on fumait abondamment le joint. Cela lui avait même inspiré un texte dont il avait distribué la photocopie aux passagers, consacré aux mauvaises conditions de leur moyen de transport. Dès le lendemain, on lui en avait fait l’éloge et on lui avait dit : « Pourquoi ne pas écrire le livre du train ? » Un écrivain de la banlieue était né.

En l’an 2000, il publie en effet, mais à dure peine et à compte d’auteur, son premier livre : O trem – Baseado em fatos reais (« Le train – Basé sur des faits réels » ; en portugais, baseado a un double sens et signifie aussi la cigarette de cannabis). Les années passant, au premier semestre 2011, avec le recueil Du conte à la poésie (Ed. Ponteio), Alessandro Buzo en est à son huitième ouvrage. Sans compter l’anthologie Je suis favela (Anacaona éditions), publiée cette année en France, dans laquelle il figure en compagnie de quelques-uns des principaux auteurs des banlieues brésiliennes. A cela viennent s’ajouter sa participation à une émission de télévision, sa librairie spécialisée en littérature de la périphérie et la réalisation d’événements culturels.

Il peut vivre désormais de son art et intègre la première génération brésilienne d’écrivains des banlieues. « Je suis parti de rien, mais les jeunes habitants des banlieues d’aujourd’hui ont des exemples à suivre s’ils veulent être écrivains », se félicite Buzo.

Une de ces références est le poète Sergio Vaz, qui a commémoré, em 2010, le dixième anniversaire de Cooperifa, veillée littéraire créée par lui dans la zone sud de Sao Paulo. Et qui n’a pas manqué d’en inspirer d’autres dans tout le pays. « L’Internet y est pour beaucoup, mais c’est le hip-hop, avec le rap et ses paroles de protestation, qui a le plus fait pour encourager cette littérature « , déclare Vaz, qui lancera cette année un nouveau livre dans la collection « Littérature périphérique » des éditions Global. « Je n’ai plus besoin de publier mes livres à compte d’auteur, continue le poète, mais je continue à les vendre dans les veillées. J’arrive à en écouler deux mille exemplaires. »

« Il est difficile d’expliquer ce qui se passe dans nos banlieues. C’est comme si l’on vivait une sorte de « printemps de Prague ». Auparavant, on voulait quitter la périphérie, à présent nous voulons la transformer », estime Vaz, dont les activités au sein de la Cooperifa trouvent leur prolongement dans les établissements scolaires.

Ecio Salles, chercheur et consultant de Trames urbaines, collection spécialisée dans la littérature périphérique aux éditions Aeroplano, associe son émergence à cette mobilité sociale brésilienne de la décennie dernière qui a vu s’intégrer aux classes dites moyennes des millions de pauvres. « Ces mouvements coïncident, non seulement dans le temps, mais dans la manière de se situer dans le monde. Il est fondamental pour les acteurs de la scène culturelle de disputer ce créneau. Les masses qui sortent de la pauvreté ne peuvent se contenter de devenir la proie du consumérisme », déclare Salles.

A l’instar de Cooperifa, qui a gagné la dimension d’un mouvement socioculturel, d’autres initiatives semblables voient le jour, telles que le projet Littérature au Brésil, fondé par l’écrivain Sacolinha, et 1DaSul, créé par Ferrez, auteur notamment de Manuel pratique de la haine, lancé par Objetiva, un des principaux éditeurs du pays. « Les écrivains se sont engagés à décrire la violence et les expériences d’individus tenus pour marginaux ou marginalisés. Nombre de leurs textes sont marqués au sceau de l’indignation. C’est souvent au détriment de leur élaboration littéraire, car ils ont été conçus dans l’urgence de faire entendre la voix de la périphérie, celle de ses riverains-personnages et de leurs langages », affirme Erica Peçanha, auteure de Voix marginales de la littérature (Aeroplano).

Adapté pour le cinéma en 2002, La Cité de Dieu (Ed. Companhia das Letras), roman que Paulo Lins a écrit sur le conseil de ses professeurs d’université, aura été le premier à montrer la favela de l’intérieur. « Pour beaucoup, cet ouvrage a été précurseur, mais le phénomène que nous constatons de nos jours devait inévitablement se produire, ajoute Lins, qui a lui-même grandi dans cette favela de la Cité de Dieu, à Rio de Janeiro. La favela a toujours eu ses groupes de théâtre, de danse et de musique. Il y manquait la littérature. C’est chose faite. »

Rachel Bertol, à Rio de Janeiro
Article paru dans l’édition du 27.05.11

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