Cet article est une version résumée de l’article très complet de Lissell Quiroz sur Maria Lugones (disponible ici).
La contribution intellectuelle et militante de Maria Lugones est peu connue en dehors des Amériques alors même que son apport à la pensée décoloniale est capital. Elle a notamment forgé les concepts du yo comunal et de la colonialité du genre.
Maria Lugones nait en 1944 dans la province de Buenos Aires d’une famille d’origine catalane. (…) Elle fait les frais de cette société coloniale, répressive et conservatrice puisqu’elle est internée de force à 17 ans pour avoir voulu avoir des relations sexuelles avec son petit ami. Insulinothérapie, camisole de force, électrochocs et médicaments… María Lugones s’accroche et résiste à cette violence. « Ils n’arriveront pas à me dompter », se répète-t-elle sans cesse durant son séjour.
(…) Elle part étudier la philosophie à l’Université de Californie. Les études universitaires lui permettent, à travers notamment la maitrise de l’anglais, d’affirmer sa voix et son identité sexuelle. Elle s’oriente vers la réflexion sur le genre.
En Argentine, Lugones était une descendante d’immigré·es européen·nes ce qui lui donnait des droits humains et la plaçait en situation de supériorité par rapport aux personnes non-blanches. À cela s’ajoute son privilège de classe. Mais les identités sociales ne sont jamais fixées une fois pour toutes, elles s’inscrivent dans un contexte spécifique. Et en s’installant aux États-Unis, María Lugones devient une femme non blanche, identifiée comme Hispanique ou Latina.
Cette nouvelle situation au monde l’invite à réfléchir sur ses identités multiples et imbriquées. Dans cette quête, elle s’identifie tout particulièrement à la penseuse chicana Gloria Anzaldúa (1942-2004) qui interroge le métissage et développe le concept de pensée frontalière. (…)
Comme Anzaldúa, Lugones se rattache à la coalition des femmes de couleur (Women of color) qui remettent en cause l’hégémonie du féminisme blanc et bourgeois. Comme d’autres féministes non blanches telles qu’Audre Lorde, Chela Sandoval, Mitsuye Yamada ou Elsa Brakley Brown, elle critique le fait que les féministes blanches et bourgeoises aient créé la catégorie « femme » à leur image et aient développé un agenda politique selon leurs intérêts catégoriels, en excluant ceux des autres femmes :
« La lutte des féministes blanches de la “seconde libération des femmes” des années 1970, devient une lutte contre les positions, les rôles, les stéréotypes, les traits et les désirs dérivés de la subordination des femmes blanches et bourgeoises. Mais celles-ci ne sont pas intéressées à l’oppression de genre de personne d’autre. Elles ont conçu “la femme” comme un corps évidemment blanc sans tenir compte de la construction raciale du genre. »
Pour Lugones, le féminisme blanc part d’un faux postulat qui fait des femmes un groupe opprimé uniforme et homogène. En tant que féministe, elle reconnait que les femmes blanches sont inférieures aux hommes blancs qui constituent le centre du système de domination colonial. Néanmoins, elle note que celles-ci se distinguent des colonisé·es et bénéficient de privilèges qui les situent en position de supériorité en raison de leur race.
« Seul·es les civilisé·es méritaient le qualificatif d’hommes et de femmes. Les peuples autochtones des Amériques ainsi que les Africain·es esclavisé·es, se situaient eux dans la catégorie des non-humains dans leur espèce, et comme les animaux, ils étaient vus comme des sauvages à la sexualité débridée. L’homme moderne européen, bourgeois, colonial, est devenu un sujet/agent, destiné à gouverner, à la vie publique, un être de civilisation, hétérosexuel, chrétien, un être d’esprit et de raison. La femme européenne bourgeoise n’était pas perçue comme son complément, mais comme quelqu’un qui reproduisait la race et le capital à travers sa pureté sexuelle, sa passivité, son attachement au foyer et au service de l’homme blanc européen et bourgeois.“
En d’autres termes, la réflexion sur le patriarcat ne peut pas faire l’économie de celle sur les structures racistes des sociétés occidentales modernes. Les femmes blanches, en leur qualité d’êtres humains, se situent dans une position sociale supérieure à celle des hommes et des femmes racisé·es. Par conséquent, tous les hommes ne sont pas dominants et toutes les femmes ne subissent pas l’oppression patriarcale de la même manière. Cette idée est le point de départ du concept de colonialité du genre.
María Lugones est très intéressée par la pensée dʼAníbal Quijano et notamment son concept de colonialité du pouvoir. Cependant, elle critique la manière dont le sociologue péruvien, son collègue à l’université de Binghamton, articule la réflexion sur le genre à celle de la race. En l’occurrence, elle note qu’il ne mobilise pas assez l’idée d’imbrication des oppressions et qu’il considère le genre d’une manière biologisante. Pour Quijano, le dimorphisme sexuel, l’hétérosexualité et la distribution patriarcale du pouvoir sont des prémisses qu’il ne met pas en doute. En partant de la lecture des travaux de féministes racisé·es exerçant aux États-Unis, Lugones développe son concept de colonialité du genre à partir de deux idées centrales.
María Lugones conteste la naturalisation du dimorphisme sexuel présente dans l’œuvre de Quijano. Elle note tout d’abord qu’entre 1 et 4% de la population mondiale est intersexuée. L’intersexuation est un terme biologique pour désigner les personnes qui ne correspondent pas aux critères socialement établis de distinction des « mâles » et des « femelles ». Dans la majorité des territoires eurocentrés, les personnes cataloguées comme intersexes sont traitées médicalement, soit par la prescription d’hormones, soit par des interventions chirurgicales.
Ces interventions n’ont, dans la très grande majorité des cas, aucune justification d’ordre sanitaire. Elles montrent plutôt la difficulté de la société occidentale moderne à envisager la diversité sexuelle ainsi que son injonction à la bicatégorisation sexuelle. La modernité occidentale a construit le dimorphisme sexuel et l’a institué comme naturel et biologique. En réalité, en termes sexuels, le genre humain se caractérise par la diversité. Chaque individu présente des caractères physiques uniques qui dépendent à la fois de son héritage biologique et de l’environnement social dans lequel il s’inscrit.
D’autres sociétés humaines, non occidentales, reconnaissent la diversité sexuelle et l’intersexuation. La chercheuse et écrivaine autochtone du peuple laguna, Paula Gunn Allen (1939-2008), montre ainsi dans ses travaux que nombre de communautés indigènes de l’Amérique du Nord étaient matriarcales. C’est ce qu’observe également Heide Göttner-Abendroth, dans un livre plus récent et dont l’étude couvre les cinq continents. Ces autrices n’entendent pas le terme de matriarcat comme l’exact inverse de patriarcat. Pour elles, les matriarcats sont des sociétés de réelle égalité des sexes, sans hiérarchie de genres. Ces sociétés bien qu’en nette diminution, sont présentes partout sur la planète. Leur existence bat en brèche l’idée d’un patriarcat universel ainsi que le dogme du dimorphisme sexuel. De fait, dans les Amériques, il existe des communautés berdache en Amérique du nord ou muxe au Mexique qui prouvent que d’autres expressions du genre que celles du binarisme sexuel étaient présentes au moins depuis l’époque coloniale. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un troisième genre mais du vestige de la diversité sexuelle et de genre d’avant 1492.
D’autre part, les notions d’« homme » d’abord et de « femme » ensuite, ont été élaborées à partir de cette fausse prémisse. Ces catégories sont des constructions sociales qui s’appuient sur des interprétations sexistes des données biologiques. C’est le cas par exemple de la distinction entre des hormones « mâles » (comme la testostérone) et « femelles » (comme les œstrogènes), présents à des doses différentes chez tous les êtres humains. Lugones va cependant au-delà de la critique féministe classique de la construction des genres en affirmant que le mot « femme » a un sens raciste.
De fait, María Lugones, dans la lignée des théoriciennes du Black Feminism, remet en question l’unité et l’universalité de la catégorie « femme », construite par le féminisme blanc et bourgeois. Sa théorie prend appui sur le travail de la chercheuse d’origine nigériane Oyèrónkẹ Oyěwùmí. Cette sociologue soutient que le genre n’était pas un principe organisateur de la société Yoruba avant la colonisation européenne. En d’autres termes, il n’y a pas de binarité de genre basé sur le dimorphisme sexuel ni même de domination masculine chez les Yoruba. Oyěwùmí constate que la notion de genre est plutôt introduite par les Occidentaux lors de la colonisation et qu’il a été employé comme un outil de domination. L’introduction d’une dichotomie de genre entraine l’infériorisation raciale et la subordination sexuelle des colonisé·es. Par ailleurs, l’un des effets de la colonisation chez le peuple yoruba est la création de la catégorie « femme ». Un autre est la mise en concurrence des femelles et des mâles. Ces derniers acceptent l’organisation genrée imposée par les colonisateurs car elle les place au-dessus des femelles yorubas. Ils deviennent ainsi complices de la mise sous tutelle de celles-ci.
La religion chrétienne joue un rôle prépondérant dans la transformation des esprits. En effet, le christianisme impose un être suprême masculin en effaçant la pluralité spirituelle gynécocratique. À partir de là, la primauté du féminin comme puissance créatrice est remplacée par celle de créateurs masculins. Toute diversité spirituelle et sexuelle est abolie. La structure du clan elle-même est bouleversée. Celle-ci est démantelée au profit de la famille nucléaire tandis que les cheffes des clans sont remplacées par des commandants mâles désignés par les colonisateurs12.
De là découle le concept de colonialité du genre. Celui-ci désigne l’imposition par les colonisateurs européens de ce système de genre en parallèle à celui de la colonialité du pouvoir. Par conséquent, pour Lugones, l’oppression de genre va de pair avec l’organisation raciale et hiérarchisée de la société coloniale. Dans ce système, seules les femmes blanches et bourgeoises sont considérées comme « femmes ». Les autres, non blanches, sont considérées comme animales dans le sens d’êtres « sans genre ». Ne pas avoir de genre ne signifie pas pour autant, comme dans le cas des animaux, être asexué. En l’occurrence, les colonisé·es sont marqués sexuellement comme « mâles » et « femelles », mais sans les caractéristiques attribuées à la masculinité et à la féminité blanches. Alors que les femmes blanches sont vues comme belles, pures, fragiles et délicates, les femelles racisées sont hypersexualisées et situées du côté de la perversion, de la violence et perçues comme suffisamment fortes pour accomplir toute sorte de travail. Ce schéma justifie l’exploitation de travail mais aussi sexuelle.
On peut élargir la réflexion de Lugones à celle de la catégorie homme. Plus encore que pour les femmes, les hommes blancs et bourgeois sont au cœur du dispositif de domination et les principaux bénéficiaires de celui-ci. Eux seuls sont définis comme naturellement intelligents, preux, forts et rationnels, destinés à la direction des affaires publiques. En revanche, les colonisés sont construits comme des mâles hypersexualisés (les Noirs esclavisés) ou passifs (les Autochtones) et résistants au travail. Se trouvant du côté de l’instinct, ils sont avant tout des barbares.
Ce système de genre, dit Lugones, s’est perpétué jusqu’à nos jours. C’est le propre de la colonialité : muter pour se maintenir après la fin de la colonisation en tant que régime juridique. Mais dans ces conditions, comment décoloniser le genre et la sexualité ? Lugones propose de récupérer le « je communautaire » (yo comunal) perdu.
María Lugones se situe du côté des marges et de la pensée métisse chère à Gloria Anzaldúa. Mais il ne s’agit pas pour elle de bordure, ni de confins. Lugones voit les marges comme les interstices dans lesquels peuvent s’insérer des personnes qui sont au-delà de la normalité produite par la colonialité et qui la remettent en question. Ces interstices, en apparence réduits, recèlent en réalité des possibilités énormes. Un exemple très concret apparait dans le cas des bonnes à tout faire (sirvientas) :
« Dans nombre de pays d’Amérique latine, les bonnes ont été et sont toujours des femmes autochtones ou noires, racisées ou métisses, mais d’un métissage qui n’est pas celui de l’élite ni eurocentré. Dans cette situation, elles sont vues comme des êtres inférieurs par nature. Elles occupent la position que j’appelle de « témoines fidèles ». En étant imaginées et traitées comme inférieures, en leur niant la qualité de personnes, elles ont l’opportunité d’être des témoines : elles observent, elles écoutent […]. Et lorsque [la bonne] rentre chez elle, elle transmet aux autres subalternes ce qu’elle a vu et entendu. »
Ainsi, les personnes situées aux interstices du pouvoir, entre le supérieur et l’inférieur, entre le dominant et le dominé, peuvent développer une expertise et une capacité d’action (agentivité) pouvant amorcer la lutte décolonisatrice. Elles sont des passeuses de savoirs et des modèles de résistance présents à Abya Yala dès 1492.
« Les personnes dans les mines ou dans les plantations étaient traitées de manière brutale. Elles travaillaient à en mourir littéralement. Mais l’important est que ces gens continuaient à se réunir après la journée de travail, qu’ils faisaient des rituels et des danses, sans être vus car les maitres rentraient chez eux et ne voulaient plus les voir. »
Ces formes de résistance s’observent dans l’univers des nombreux·ses métis·ses de la société coloniale. Dans les plantations, ces personnes avaient le statut d’esclaves et habitaient souvent dans la maison du maitre. Ces « nègres·ses de maison » comme on les appelait dans l’espace caribéen francophone, étaient en contact avec les puissant·es et accédaient de ce fait à la culture dominante. Cela leur accordait une place privilégiée dans l’échelle des esclavisé·es – souvent convoitée par les autres membres de la communauté et notamment celleux qui travaillaient durement dans les champs. L’interstice ouvrait cette possibilité aux métis·ses mais il constituait aussi un danger : la hantise de retomber dans l’espace des plus infériorisé·es qu’elleux. (…) Pour Lugones, c’est la colonialité qui casse la communion et pousse les Subalternes vers l’individualisme. La colonialité comprend un ensemble d’atrocités qui rongent, réduisent, dissolvent et engloutissent le « je communautaire ». Elle ne nous laisse avoir d’autre intention qui ne soit individuelle, ce qui empêche le surgissement de la communalité qui nous permettrait de sortir de la logique de l’oppression. Beaucoup d’espaces s’autodésignent comme « communautés », mais ils ne montrent aucune relation entre les membres qui laisse entrevoir une intention communautaire, de sentir et de penser ensemble.
Or résister collectivement est vital. Cet élan est incarné aujourd’hui dans tout le continent américain, par les mobilisations autochtones qui gardent encore cet ancrage communautaire. On le trouve aussi dans des collectifs d’activistes qui pensent la colonialité dans son ensemble et luttent pour la dissolution de toutes les formes de domination. La contribution de María Lugones à cette praxis est capitale. Puissent ces quelques lignes lui rendre un humble hommage en lui laissant les mots de la fin :
« Il n’existe pas de philosophie de la résistance, ni même une méta-pensée de celle-ci : on résiste, point. Dans la résistance, on mobilise des croyances, des manières de voir le monde autres que celle de la philosophie européenne moderne. Par là transitent des usages, des pratiques, des manières de se mouvoir et de sentir.»
Cet article est une version résumée de Lissell Quiroz, “María Lugones (1944-2020) : penser le genre et la sexualité en perspective féministe décoloniale” in Perspectives décoloniales d’Abya Yala, 27/08/20. N’hésitez pas à aller le lire en entier !
Quelques nouvelles de notre été 2024... Ne manquez pas notre série de l'été en podcasts,…
Thamy Ayouch a été assigné comme homme, prescription à laquelle il s’identifie, bien que de…
Plusieurs médias, dont Le Monde, louent le travail de Larissa Bombardi et la qualité des…
Qui est Bela Gil, l'autrice de notre nouvel essai, Qui va faire à manger ?…
Les références associées à notre podcast sur les féminismes d'Abya Yala / Amérique centrale et…
Larissa Bombardi revient sur ses recherches qui l'ont menée à l'exil forcé, et parle de…