Interview de Paula Anacaona par Jean-Claude Barny (Réalisateur) et Leonardo Tonus (Responsable du Blog – Maître de Conférences à l’Université de Paris-Sorbonne) dans le blog des Etudes Lusophones de l’Université de Paris IV
Le blog est accessible ici
Anacaona est une maison d’édition indépendante française, fondée en 2009 par Paula Anacona. Les éditions Anacaona se veulent une passerelle de diffusion de la littérature marginale brésilienne – littérature faite par les minorités, raciales ou socio-économiques, en marge des nerfs centraux du savoir et de la grande culture nationale, avec leur langage, leurs histoires, leur façon de raconter le Quartier. Une littérature de rue, une littérature populaire avec du sens, un principe, un idéal : honorer ce peuple qui a construit ce pays sans jamais recevoir sa part. Le talent littéraire est ici mis au service d’une cause politique ou sociale – éclairer les masses ignorantes, accroître la capacité critique du public, construire un futur meilleur.
Anacaona, c’est toi ?
C’est avant tout une immense figure symbolique pour toute l’Amérique latine et les Caraïbes : Indienne, première victime et première résistante à l’ordre imposé par les Espagnols au moment de l’arrivée des conquistadors, elle prend la tête de l’insurrection et soulève son peuple contre l’envahisseur. Pendue en 1503, elle devient l’emblème des trahisons et des brutalités qui président à l’installation des Européens aux Amériques. Accessoirement, c’est aussi moi ! 33 ans, traductrice et grosse lectrice, avec une prédilection pour les auteurs engagés: Edward Bunker, Iceberg Slim, Zola, Jorge Amado, James Ellroy, Dostoïevski et Zadie Smith, pour ne citer qu’eux…
Les débuts ?
Tout part d’un énorme coup de cœur. La lecture de ce livre, conseillée par mon ami Paulo Lins, [l’auteur de La Cité de Dieu] a été un électrochoc. Dès lors, je n’ai eu qu’une envie, faire découvrir ce livre aux français ! C’est cette association de dialogues de la rue, d’écriture tout à la fois romanesque, documentaire et émotionnelle qui m’a séduite. La construction, mûrement réfléchie, ne laisse rien au hasard. Ferréz a créé sa propre langue, son propre style – un style tendu comme un arc, chargé comme un fusil d’assaut, précis, réaliste et profondément poétique.
Et aujourd’hui les éditions Anacaona ?
J’ai ressenti l’envie de monter ma maison d’édition car j’ai toujours regretté, en France, de voir peu d’héroïne de fiction jeune, urbaine, cosmopolite, métissée, assise entre deux chaises, le cœur balançant entre deux pays. La problématique autour de cette bi-culture, de ces interrogations identitaires – enrichissantes et parallèlement schizophréniques – se reflètera clairement dans mes choix éditoriaux. Par ailleurs, la violence urbaine, le narcotrafic, la délinquance juvénile sont des thèmes qui me sont chers parce que je viens d’un continent où ces problèmes ont pris des proportions démesurées et que je ne suis pas satisfaite de leur traitement dans les médias – violence glamourisée, vision romantico-mafieuse du narcotrafic. Enfin, et c’est le plus important, j’aime les romans-témoins, le talent romanesque au service d’une cause, en bref, j’aime lorsque l’écriture a la rage au ventre. Le Manuel Pratique de la Haine était tout trouvé pour initier notre collection.
Le choix des écrivains ?
Complètement déraisonné ! Je m’accorde le luxe de ne publier que mes coups de cœur.
Pourquoi des illustrations ?
Pour adapter les livres à notre mode de vie actuel, nous, les mégalopolitains de la génération hip-hop et graffiti. Pour renouer le lien entre culture urbaine et littérature : celle-ci s’est trop éloignée de ses jeunes lecteurs de la rue.
De nouveaux projets ?
Le dernier livre de Marçal Aquino, Eu receberia as piores notícias de seus lindos lábios, est quasiment fini. Il devrait sortir mi-novembre (mais je me casse encore la tête sur le titre, aaah !). Je suis très enthousiasmée par de la publication de ce nouveau livre. Je m’éloigne certes un peu de mes auteurs « marginaux », mais je sens que mon premier cycle « favela », qui a lancé ma maison d’édition (la favela vue par ses bandits (le Manuel pratique de la haine), vue par ses habitants (Je suis Favela) et enfin vue par ses policiers et ses milices (Troupe d’élite 2), ce cycle est achevé. Je veux maintenant montrer une autre réalité sociale, géographique, littéraire du Brésil.
Ce nouveau roman de Marçal Aquino est une histoire d’amour qui se déroule en Amazonie. Mais je reste Anacaona quand même (on ne se change pas !) : cette histoire d’amour est totalement passionnelle, destructrice, violente…. En toile de fond, des orpailleurs sauvages, une société minière qui fait taire les gêneurs… et des personnages tous plus cinglés les uns que les autres. Donc je change de style… sans trop changer de style, vous voyez ?
A côté de cela, je lance également une nouvelle collection intitulée TERRA, axée sur la ruralité. Car le Brésil, au-delà de son urbanité souvent chaotique, se définit également par ces grands espaces mythiques du centre, du Nordeste, ces cow boys, ce Far-West…. Dont les légendes et le folklore me fascinent. Pour moi, lancer cette collection s’inscrit dans ma démarche de mieux comprendre les favelas – car qui habite les favelas ? Majoritairement des émigrés (ou descendants d’émigrés) de ces régions rurales, que la sécheresse, la féodalité, l’absence de perspectives ont poussés vers les villes…
Quel dialogue entre monde rural et monde urbain ?
Comme partout ailleurs, le Brésil s’est urbanisé à outrance, vidant les campagnes. Cette relation de pouvoir qu’exerce la ville sur l’espace rural me passionne, tout comme l’étude des relations de pouvoir au sein de l’espace rural : ces fazendeiros tout puissants, véritables seigneurs féodaux du 20ème siècle.
Personnellement, je m’explique la violence urbaine par toute une histoire de violences en zone rurale. La violence qui ravage les favelas de Rio ou de São Paulo n’est pas là par hasard : elle est l’héritage de toute une tradition de cangaceiros, jagunceiros, pistoleiros, etc. du monde rural.
Et puis, n’assombrissons pas le tableau : le Brésil rural, c’est pour moi « le Brésil transparent », comme disait Cendrars : la beauté du cœur de ses habitants, la richesse de sa culture métissée, la grandeur de ses paysages. Dernièrement, j’ai déserté Rio de Janeiro lors de mes voyages, avec la volonté de m’enfoncer toujours plus no interior…
L’Euphorie économique au Brésil, et les marginaux ?
Oui, c’est l’ascension de cette fameuse « classe C »…
Je vois de plus en plus de ressemblances entre le Brésil et les Etats-Unis – l’ascension d’une masse médiocre, uniquement préoccupée par la consommation et la réussite (désolée d’être aussi sévère !) mais néanmoins, c’est une société capable de produire parallèlement des héros marginaux, issus d’une contre-culture qui se renouvelle en permanence et qui arrive à se faire entendre. L’équivalent californien de cette contre-culture se trouverait-il dans les favelas de São Paulo ou dans les périphéries de certaines villes, comme Brasilia ?… Je m’interroge, et suis ce phénomène de près…
Les marginaux, des transgresseurs ou un sujet à la mode ?
Tout dépend évidemment de ce que l’on appelle « marginal », mais c’est vrai qu’on a l’impression que c’est un thème à la mode. Tous ces moutons veulent faire croire qu’ils sont des rebelles – mais au bout du compte, ils consomment pareil, lisent pareil, pensent pareil – et il n’en y a pas un seul pour sortir du troupeau.
Qu’est-ce qu’être marginal ? Pour moi, être marginal se définit surtout par une indépendance – intellectuelle et économique. C’est refuser la sécurité matérielle, les schémas de pensée dominants, les circuits de production et de distribution dominants.
Cultures urbaines en France et cultures urbaines au Brésil ?
L’euphorie économique au Brésil entraîne évidemment une ébullition culturelle, une soif de consommer qui se répercute également sur les biens culturels (tant mieux !) ; et c’est vrai que l’on sent moins ce dynamisme en France, où l’ambiance est plutôt…. à la sinistrose !
Au Brésil comme en France, on voit par exemple l’explosion de la culture street. C’est drôle comme cette contre-culture, qui ne rassemblait que des marginaux il y a vingt ou trente ans, est maintenant complètement intégrée dans la culture dominante et récupérée par la société capitaliste.
C’est bien la preuve que les marginaux, en France, au Brésil ou ailleurs, par leur singularité et leur indépendance intellectuelle et économique, sont le vrai moteur de la culture…