Texte écrit par Raquel Barreto, doctorante à l’université UFF, publié d’abord sur Cult puis sur le site de Capire.
Lélia Gonzalez était philosophe, anthropologue, professeure, écrivaine, intellectuelle, militante du mouvement noir et féministe. Dans sa trajectoire, la théorie et la pratique étaient organiquement liées.
Sa production d’auteure est d’une importance fondamentale pour la pensée sociale brésilienne et met l’accent sur le protagoniste noir, en particulier des femmes noires, dans la formation socioculturelle du pays. Cependant, Lélia Gonzalez est encore peu lue et peu connue.
Née à Belo Horizonte en 1935, dans une famille aux ressources économiques limitées, Lélia Gonzalez était l’avant-dernière d’une famille de treize enfants. En 1942, elle a déménagé avec sa famille à Rio de Janeiro parce que son frère, le joueur de football Jaime de Almeida, a été embauché par le club de football Flamengo. Suivant un parcours inhabituel pour les femmes noires dans les années 1950, elle réussit à entrer à l’université. Elle étudie l’histoire et la géographie (1958) et la philosophie (1962) à l’ancienne université d’État de Guanabara (aujourd’hui Université d’État de Rio de Janeiro).
Militantisme
Lélia Gonzalez a joué un rôle de pionnière et de leader dans le mouvement noir brésilien. Elle a participé à la création de l’Institut de Recherche sur les Cultures Noires (Instituto de Pesquisa das Culturas Negras – IPCN), l’une des premières organisations du mouvement noir contemporain du pays. Elle a également été l’une des fondatrices du Mouvement Noir Unifié (Movimento Negro Unificado – MNU), ayant participé à l’acte historique du mouvement, dans les escaliers du Théâtre Municipal de São Paulo, le 7 juillet 1978. En 1983, elle a formé avec d’autres femmes noires le Nzinga – Collectif de Femmes Noires (Colectivo de Mulheres Negras), à Rio de Janeiro. En outre, elle a été la première femme noire à quitter le pays en tant que représentante du mouvement noir, en 1979.
Dans sa perception, la politique comprenait à la fois le militantisme collectif à la base, dans les mouvements sociaux, et la dimension institutionnelle. Pour cette raison, Lélia Gonzalez s’est présentée à deux reprises pour des postes législatifs : d’abord en 1982, pour être députée fédérale sous l’étiquette du Parti des travailleurs (PT), puis en 1986, pour être députée d’État à Rio sous l’étiquette du Parti démocratique travailliste (PDT). Elle n’a jamais été élue. Elle a également intégré la formation originale du Conseil national des droits de la femme, créé en 1985.
Le moment le plus intense de son militantisme a eu lieu pendant la dictature militaire (1964-1985), qui interdisait, entre autres, l’organisation politique de la société civile. La Loi sur la sécurité nationale de septembre 1967, Article 39, paragraphe VI, disait qu’il s’agissait d’un crime « d’inciter publiquement à la haine ou à la discrimination raciale », puni d’un emprisonnement de 1 à 3 ans. Ce qui, à vrai dire, pouvait être appliqué contre le mouvement noir, puisque dénoncer le racisme ou critiquer le mythe de la démocratie raciale pouvaient être considérés comme une menace pour l’ordre social.
Il est important de rappeler que Lélia et le mouvement noir attaquaient catégoriquement le mythe de la démocratie raciale, qui reposait sur l’idée d’une « relation harmonieuse » entre Portugais, Africains et Autochtones, et par là-même effaçait la violence de ces relations et niait l’existence du racisme. Ce mythe, véritable symbole d’identité nationale, était adopté par les militaires mais aussi idéalisé par les Brésilien.nes elleux-mêmes.
Lors de l’ouverture des archives de la dictature, on a trouvé des documents montrant que Lélia Gonzalez était surveillée pour ses activités militantes, cependant, elle n’a jamais été interrogée, arrêtée ou torturée.
Pensée
Lorsqu’elle commence à militer dans le mouvement noir au milieu des années 1970, Lélia a déjà une carrière d’enseignante et de chercheuse derrière elle, et son travail circulait déjà dans les milieux intellectuels et culturels de Rio. En 1975, elle participe à la fondation du Collège freudien de Rio de Janeiro, l’une des premières institutions à diffuser la pensée lacanienne au Brésil, et enseigne dans plusieurs établissements d’enseignement supérieur de Rio de Janeiro. Elle a créé le premier cours institutionnel de culture noire à l’École des arts visuels du parc Lage, en 1976, à Rio de Janeiro, un lieu de rencontre pour les artistes et les intellectuels qui ont produit une vision critique de la réalité brésilienne.
Lélia Gonzalez a aussi écrit un nombre considérable d’articles et d’essais et a publié deux livres : O lugar de negro, 1982 (« La place du noir », co-écrit avec le sociologue argentin Carlos Hasenbalg) et Festas populares (« Fêtes populaires »), 1989. Parmi ses autres publications, il y a des textes et des réflexions essentiels et fondamentaux pour la consolidation d’une théorie du féminisme noir brésilien et de la pensée sociale brésilienne.
Pendant près de trois décennies, Lélia a étudié un nombre important de thèmes puisant dans les matrices de la pensée occidentale et africaine. Elle a exploré des théories distinctes telles que l’afrocentrisme, le marxisme et l’existentialisme. Elle a dialogué avec des domaines de connaissances tels que l’anthropologie, la sociologie, l’histoire et la philosophie. Elle a développé une pensée originale sur la formation socioculturelle brésilienne, à partir de la centralité des sujets noirs, en particulier des femmes noires.
C’était un impératif pour elle et les autres intellectuels noirs de sa génération de créer la propre pensée du Noir brésilien. À partir de ses propositions, elle a montré comment les théories traditionnelles des sciences sociales n’étaient pas en mesure d’expliquer l’expérience noire brésilienne. Par conséquent, elle a développé des catégories / concepts propres d’analyse.
Les idées de Lélia Gonzalez étaient liées aux mouvements sociaux, au contexte historique, aux lieux dans lesquels elle circulait et aux personnes avec lesquelles elle dialoguait. Sa pensée n’était pas éloignée du moment où elle vivait.
Lélia Gonzalez critiquait l’importation mécanique du discours et de la théorie noire étasunienne, de sorte qu’une logique de domination culturelle ne pouvait pas être reproduite, car l’expérience brésilienne était distincte. Pour Lélia, il était nécessaire que les Noirs brésiliens regardent à l’intérieur d’eux-mêmes, analysent leur expérience et leur réalité culturelle plutôt que de regarder à l’étranger.
Selon elle, le modèle du Noir brésilien n’était ni en Afrique ni aux États-Unis, mais dans sa propre expérience historique et locale, dans les résistances politiques et culturelles, dans la mémoire du Quilombo dos Palmares. L’auteure ne réfutait pas l’importance de l’Afrique pour nous, mais elle la considérait comme une recréation possible.
Sa production reflète de manière critique la place du Noir dans la culture brésilienne, traditionnellement considérée comme la place du folklore, du fou, de l’enfant, du primitif, puisque les sujets africains déportés dans le Nouveau Monde ont été traités comme une masse anonyme de personnes sans culture, n’ayant qu’une seule capacité : la force de travail.
L’autrice a produit une interprétation innovante de la culture brésilienne qui rompt avec la dichotomie colonisateur versus colonisé. Et cela donne une importance aux colonisés dans la transmission des valeurs civilisationnelles pour notre formation culturelle.
Elle a donné à la mère noire [la femme noire dévouée dans le service aux autres, employée domestique ou nounou], folklorisée, la fonction maternelle de la culture brésilienne, transmettant les valeurs africaines aux Brésiliens. « La femme noire est responsable de la formation d’un inconscient culturel noir Brésilien. Elle a transmis les valeurs culturelles noires, la culture brésilienne est éminemment noire, cela a été son rôle principal depuis le début. »
Lélia Gonzalez a introduit des éléments pertinents pour redéfinir /caractériser le racisme au Brésil. Enfin, elle est surtout connue pour son rôle pionnier dans la création d’une théorie du féminisme noir brésilien, enracinée dans des références et des expériences historiques, dans des échanges avec d’autres femmes noires, articulant race, genre et classe. Elle se basait sur la théorie et la pratique, soucieuse de lier l’expérience du vécu (collectif) à l’observation et à la théorie.
En affirmant notre différence en tant que femmes noires, femmes améfricaines, nous savons bien combien nous portons en nous les traces de l’exploitation économique et de la subordination raciale et sexuelle. C’est pourquoi nous portons avec nous la marque de la libération de tous et de toutes. Par conséquent, notre devise devrait être : organisation immédiate ! »
Héritage
En juillet 1994, Lélia est partie pour Orun, un lieu qui, selon la tradition yoruba, correspond au monde spirituel (l’Ayé correspond au monde physique).
Malgré sa pertinence intellectuelle et politique, elle n’est encore que timidement citée. L’importance de sa production d’auteure n’a pas encore été reconnue. Ce n’est pas surprenant, car les références académiques des sciences humaines restent profondément marquées par une logique eurocentrique qui hiérarchise les connaissances et ne privilégie qu’une seule dimension de pensée : l’occidentale.
Il est à noter qu’au Brésil, la présence noire, qu’elle soit d’auteur ou intellectuelle, a été marquée par une dualité constante entre l’effacement et la blancheur. L’écrivain Machado de Assis est le cas le plus notoire de blanchiment. Les effacements ont été nombreux, résultant d’une politique d’oubli qui, selon la sociologue Angela Paiva, est un « mécanisme par lequel nous effaçons de la mémoire des nouvelles générations la contribution académique des auteurs noirs ».
En ce sens, on comprend la raison de l’absence de références à la production de Lélia Gonzalez et d’autres penseur.es tels que Beatriz Nascimento, Clóvis Moura, Eduardo de Oliveira e Oliveira, Guerreiro Ramos, Virgínia Bicudo et bien d’autres.
L’une des probables explications de l’effacement réside dans le fait que ces penseurs sont accusés de produire un savoir positionnel, c’est-à-dire commis comme une énonciation politique du lieu à partir duquel le savoir est produit.
L’émotion, la subjectivité et les autres attributions données à notre discours n’impliquent pas le renoncement à la raison, mais, au contraire, la rendent plus concrète, plus humaine et moins abstraite et/ou métaphysique. C’est une autre raison dans notre cas. »
Lélia Gonzalez
Alors que nous publions pour la première fois dans un ouvrage en français Lélia Gonzalez, la meilleure façon de lui rendre hommage est de reconnaître sa contribution épistémologique à la décolonisation des présupposés eurocentriques dans la production du savoir.
Ce texte a été originellement publié sur le portail virtuel du magazine Cult le 3 juillet 2019, à l’occasion du 25e anniversaire de la mort de Lélia Gonzalez, puis traduit (par Andréia Manfrin Alve) et publié en français sur le site de Capire. Nous l’avons très légèrement modifié ici.
Raquel Barreto est historienne. En 2005, elle a écrit le premier mémoire de master sur Lélia Gonzalez. Elle a participé au projet collectif de publication indépendante du premier livre d’auteur posthume de Lélia, Primavera para as Rosas Negras (UCPA, 2017). Actuellement, elle fait un doctorat en histoire et mène des recherches sur le parti des Panthères noires et les relations entre la visualité, la politique et le pouvoir (1966-1974).