La chercheuse Larissa Bombardi n’est pas retournée au Brésil depuis trois ans – autant de temps sans voir sa mère. Elle-même maman solo, elle vit avec ses deux enfants à Paris, en France, exilée et effrayée à l’idée de retourner dans le pays où elle est née, a étudié et rédigé en 2019 l’étude Géographie de l’utilisation des pesticides au Brésil et connexions avec l’Union européenne. Sa publication dénonce l’exportation vers le Brésil de pesticides produits et interdits en Europe, et montre également le retour potentiel de ces substances chimiques vers les consommateurs européens par le biais de produits importés du Brésil.
Après le lancement de son étude en Europe en 2019, Larissa Bombardi, alors professeure au département de géographie de l’université de São Paulo, a commencé à recevoir des attaques virtuelles quotidiennes. Le point culminant a été atteint lorsque sa maison a été cambriolée – un épisode lié, selon elle, aux menaces qu’elle avait reçues jusqu’alors. C’est alors que la chercheuse a décidé de partir – et s’est installée à Bruxelles, en Belgique, où elle a pu s’inscrire à un post-doctorat.
Larissa Bombardi raconte que le début de sa vie en exil a été très difficile, non seulement pour elle, mais aussi pour ses enfants, qui ont dû apprendre une autre langue d’un jour à l’autre et s’adapter à un nouveau pays et une nouvelle école. (…)
Son nouveau livre, Pesticides, un colonialisme chimique a été lancé au Brésil en décembre 2023. Il sort en France mi-février !
(…) MARIE CLAIRE Nous nous sommes parlées pour la dernière fois en mai 2021, alors que vous veniez d’arriver en Belgique. Comment se sont passées ces deux années pour vous ? Vivez-vous toujours hors du Brésil ?
LARISSA BOMBARDI : Je vis toujours hors du Brésil. J’ai l’impression d’avoir vécu deux vies en une ! Il s’est passé tellement de choses en si peu de temps… Je fais partie d’un programme du gouvernement français pour les artistes et les chercheurs exilés, appelé PAUSE. Je suis arrivée en Europe en avril 2021 et me suis inscrite à un post-doctorat à l’Université libre de Bruxelles sur la criminologie verte en Amazonie. J’ai organisé une édition spéciale de la revue scientifique de l’université. J’ai ensuite passé un an à faire du consulting et des conférences. Enfin, en juin 2022, j’ai appris l’existence de ce programme français PAUSE. Le gouvernement finance une partie du programme et l’institut de recherche paie le reste. Je suis donc désormais rattachée à l’Université de Paris et je continue à travailler sur ce thème, désormais avec une approche de genre, en me concentrant sur les impacts des pesticides sur les femmes et les enfants.
MARIE CLAIRE : Vous ne vous sentez toujours pas à l’aise à l’idée de retourner au Brésil ? Quels sont vos projets ?
LARISSA BOMBARDI : Je ne sais pas du tout… Le gouvernement Lula a certes donné des signes encourageants dans le domaine de la protection des droits humains, mais le Brésil reste le champion mondial en termes d’assassinats de défenseurs de l’environnement, même au premier semestre 2023. Dans un pays où l’agro-industrie et l’exploitation minière font la pluie et le beau temps, avec tous cet argent, avec toute cette violence historique, les défenseurs de l’environnement n’ont aucune chance. C’est très triste… Je ne suis pas retournée au Brésil depuis trois ans, je n’ai pas vu ma mère depuis trois ans. Je devais y aller en décembre pour lancer mon nouveau livre (Pesticides, un colonialisme chimique), mais j’ai renoncé quand j’ai appris que je ne bénéficierais pas du programme de protection des témoins.
« Le gouvernement Lula a donné des signes encourageants, mais le Brésil reste champion mondial en termes d’assassinats de défenseurs de l’environnement, même en 2023.
MARIE CLAIRE : Avez-vous reçu d’autres menaces depuis votre départ pour l’Europe ?
LARISSA BOMBARDI : Pas directement, mais j’ai coordonné le numéro spécial de cette revue qui traite de la question agraire. Le site Internet a subi une puissante attaque de hackers, ce qui n’était jamais arrivé auparavant, et est resté hors service pendant un mois. Il a fallu beaucoup d’argent et de temps pour remettre le site en ligne. L’équipe informatique a découvert que les attaques provenaient du Brésil, de Campinas et de Goiás [villes du Centre-Ouest, une des principales régions agricoles du Brésil]. Il s’agissait clairement d’une tentative de nous réduire au silence.
(…)
MARIE CLAIRE : À l’époque où nous nous étions parlées, vous veniez de lancer votre étude Géographie des Asymétries : colonialisme moléculaire et cercle d’empoisonnement, sur l’Accord entre le Mercosur et l’Union européenne. Quelles avancées y a-t-il dans votre nouveau livre Pesticides, un colonialisme chimique ?
LARISSA BOMBARDI : Deux avancées sont à noter. La première est l’avancée cartographique : nous comparons les données de l’Atlas précédent avec de nouvelles données. Et on voit que le paysage a empiré pour ce qui a trait aux pesticides. En 2010, nous avions 2300 personnes intoxiquées. En 2019, ce chiffre est de 5189. Le double ! Tout a empiré : le nombre de morts par pesticides, le nombre moyen de bébés intoxiqués… Pour ce qui a trait aux impacts des agrotoxiques, nous avons subi ces 10 dernières années une détérioration d’un paysage qui était déjà en bien mauvais état. J’ai également dressé la carte de l’utilisation de certaines substances. Sur cette période (2010-2019), l’utilisation de l’atrazine, par exemple, (substance interdite en Union européenne), a augmenté de 575% dans la région nord – l’Amazonie brésilienne. Or l’atrazine est lié au cancer de l’estomac, de la prostate, de la tyroïde, des ovaires, à la maladie de Parkinson et aux malformations du fœtus. Sur la même période, l’utilisation du glyphosate a augmenté de 218% dans la région de l’Amazonie, notamment dans le Mato Grosso (+400%) et le Tocantins.
MARIE CLAIRE : Et quelles sont les causes de cette augmentation ?
LARISSA BOMBARDI : L’intensification de deux choses : l’augmentation de la superficie plantée de soja, principalement, et l’avancée des cultures d’OGM, génétiquement modifiées pour résister à certains pesticides. L’utilisation accrue du glyphosate, principalement associé au cancer du sein, à l’autisme et aux perturbations endocriniennes, est préoccupante.
MARIE CLAIRE : Ces substances sont-elles potentiellement cancérigènes ou pouvons-nous affirmer avec certitude qu’elles sont cancérigènes ? Y a-t-il un débat à ce sujet ?
LARISSA BOMBARDI : Il y a un débat à bâtons rompus, avec un lobbying acharné des industries fabricantes de produits agrotoxiques. Ce débat a également lieu en Union européenne, qui décide actuellement de renouveler ou non la licence du glyphosate. Le chercheur allemand Peter Closing, un des plus importants spécialistes du glyphosate, a écrit un texte qui explique comment ce lobbying s’exerce, comment les entreprises commandent des recherches. Tous les articles que j’ai lus, lorsqu’ils sont écrits par des personnes scientifiquement indépendantes et non-financées par l’industrie, montrent une corrélation entre cancer et glyphosate. Cela fait l’unanimité parmi les scientifiques indépendants, c’est-à-dire non-financés par le secteur agrochimique.
« Tous les articles que j’ai lus, lorsqu’ils sont écrits par des personnes scientifiquement indépendantes et non-financées par l’industrie, montrent une corrélation entre cancer et glyphosate.
MARIE CLAIRE : Pourquoi avez-vous décidé d’aborder la question des pesticides sous l’angle du genre ?
LARISSA BOMBARDI : Je m’intéressais déjà à l’enfance et j’étais indignée de penser que le Brésil, un pays pourtant doté d’un statut juridique pour les enfants et les adolescents, connaissait une telle situation d’empoisonnement. Lorsque j’ai découvert qu’environ 20 % de la population intoxiquée était constituée d’enfants et d’adolescents de moins de 19 ans, je me suis dit : « Ce n’est pas possible ». J’ai commencé à cartographier les groupes d’âge plus âgés et plus jeunes. Le débat sur le genre est né du désir de collaborer à ce projet en France avec des groupes brésiliens. J’avais déjà réalisé une enquête sur les femmes enceintes intoxiquées par les pesticides, j’ai donc pensé qu’il serait intéressant d’apporter ce point de vue. La population intoxiquée est divisée en fonction de la classe sociale, de la race et du sexe. Outre le nombre absolu de femmes empoisonnées, il y a quelque chose d’invisible dans la manière dont les femmes et les hommes sont affectés différemment. Par ailleurs, ce sont les femmes qui dénoncent le plus les dégâts et ce sont elles qui prennent en main les expériences agroécologiques. J’ai donc pensé qu’il était temps d’y regarder de plus près.
MARIE CLAIRE : Et qu’avez-vous conclu de cette enquête sur le genre ?
LARISSA BOMBARDI : 70% des cas d’intoxications sont des hommes. Mais les chiffres du ministère de la Santé brésilien se réfèrent à des cas d’intoxication aiguë : la personne tombe malade au contact de la substance et est traitée par les services de santé. Les cas de cancer, de perturbations endocriniennes, de malformation du fœtus et de fausse couche ne sont pas comptabilisés de la même manière. Des enfants qui développent une puberté précoce dans le Ceará, des bébés de deux ans avec des poils pubiens et des seins, des fausses couches successives dans le Mato Grosso dues à l’exposition… Le corps des femmes n’est pas affecté de la même manière que celui des hommes. La grossesse est déjà une période de grande angoisse, mais lorsqu’une femme enceinte apprend que son fœtus est malformé, c’est une douleur qui affecte les femmes de manière très perverse. En plus, qui va s’occuper de tous ces malades empoisonnés par les pesticides, les enfants, les hommes et les personnes âgées ? Cela retombera sur le dos des femmes.
MARIE CLAIRE : Vous dites que les femmes sont à l’avant-garde des propositions alternatives et plus saines pour la production agricole. Pourquoi ?
LARISSA BOMBARDI : Ce sont elles qui s’intéressent aux générations futures et à la question de la santé, c’est un fait historique dans notre société. C’est aussi en raison de leur formation politique : leur implication dans les mouvements sociaux et féministes les a « empouvoirées ». En Argentine, les Mères d’Ituzaingó se sont réunies à partir de 2002 dans la municipalité de Córdoba, qui est entourée de champs de soja. On les a traitées de folles, mais elles ont pris les devants. Elles ont commencé à signaler des cas de becs de lièvres, de malformations fœtales, de mâchoires manquantes, de cancers… Elles se sont organisées et ont pris les devants. C’était il y a 20 ans, à une époque où l’on ne parlait guère de ce sujet. Les femmes sont généralement les plus sensibles à cette question.
MARIE CLAIRE : Comment évaluez-vous la première année du gouvernement Lula à cet égard ?
LARISSA BOMBARDI : Timide d’un côté et audacieux de l’autre. Audacieux lorsque le ministère du Développement agraire fait le gros effort d’organiser le 6 octobre un atelier sur les pesticides et la santé de la population brésilienne. Le ministère s’est engagé dans la diffusion de la science, la transition agro-écologique et la réduction de l’utilisation de ces substances. C’est louable et courageux. Mais timide lorsque je vois encore le nombre important d’autorisations de pesticides chaque mois. Si le gouvernement Lula veut jouer un rôle de premier plan au sein du G20, dans le débat mondial sur l’environnement, il doit choisir un camp. J’espère que les ministères de la Santé, de l’Environnement et du Développement agraire mèneront ensemble cette discussion afin que le Brésil puisse apporter un héritage au monde, et être pionnier dans l’élaboration d’une législation internationale sur cette question.
MARIE CLAIRE : Pouvez-vous expliquer ce que signifie le concept de colonialisme chimique abordé dans votre livre ?
LARISSA BOMBARDI : Au Brésil, ces pesticides sont souvent utilisés comme armes chimiques dans les conflits agraires, pour expulser les populations autochtones ou les paysans, dans les zones où l’agro-industrie a l’intention de progresser. Dans le livre, il y a d’ailleurs une carte qui représente les populations touchées par les pulvérisations aériennes de pesticides.
Ces entreprises qui produisent des produits agrochimiques sont basées en Union européenne et vendent à l’étranger des substances interdites, qui sont également utilisées dans ce processus de dégradation de l’environnement. À la déforestation physique s’ajoute la déforestation chimique. C’est une autre violence de ce nouvel ordre mondial.
« Ces entreprises qui produisent des produits agrochimiques sont basées en Union européenne et vendent à l’étranger des substances interdites, qui sont également utilisées dans ce processus de dégradation de l’environnement. C’est une autre violence de ce nouvel ordre mondial.
MARIE CLAIRE : Alors que l’agenda anti-pesticides progresse en Europe, une politique de pollution des pays du Sud progresse à l’étranger ?
LARISSA BOMBARDI : Oui, et c’est un débat qui prend de l’ampleur. La France a décidé de ne plus exporter de pesticides interdits. La Belgique a fait de même il y a deux mois. La Commission européenne s’était engagée à ouvrir le débat et à adopter une position au niveau européen, mais cela n’a pas progressé. Le lobby des entreprises est tellement puissant ! Lorsque la France a voté cette loi, les industries ont déclaré qu’elle allait à l’encontre de la loi sur la libre entreprise mais la Cour suprême a déclaré que la vie humaine était supérieure aux intérêts économiques. C’est un débat primordial qu’il faut avoir pour que l’Union européenne arrête de surfer et de bénéficier des faiblesses des législations des pays du Sud.
Traduction : Paula Anacaona. Voir l’article de Marie Claire Brésil paru le 16 novembre 2023, écrit par Manuela Azenha, en entier et en VO.
Pour aller plus loin :
Les cartes présentes dans le livre
Quelques nouvelles de notre été 2024... Ne manquez pas notre série de l'été en podcasts,…
Thamy Ayouch a été assigné comme homme, prescription à laquelle il s’identifie, bien que de…
Plusieurs médias, dont Le Monde, louent le travail de Larissa Bombardi et la qualité des…
Qui est Bela Gil, l'autrice de notre nouvel essai, Qui va faire à manger ?…
Les références associées à notre podcast sur les féminismes d'Abya Yala / Amérique centrale et…
Des livres faciles à offrir, des essais féministes ou antiracistes, des livres jeunesse... Faites votre…