Pour cet été 2018, la revue Destination a fait un numéro hors série consacré au Brésil. A cette occasion, j’ai été invitée à parler de ce grand pays et de sa littérature ! Un voyage passionnant entre les paysages et les cultures de Rio au Nordeste brésilien. J’y évoque ma passion pour les saraus, la littérature des favelas, mais aussi le Nordeste…
« Tu vas au Brésil ? Quelle chance ! Mais… tu n’as pas peur ? » Le même voyage tous les ans, la même rengaine tous les ans. C’est vrai que le taux de criminalité au Brésil est terriblement élevé, anormalement élevé ajouterais-je même. Quel paradoxe pour un peuple connu pour son pacifisme et sa sympathie. Mais pourrait-on dire, cyniquement cette fois, la violence est cantonnée aux quartiers pauvres, mes amis ignorent donc que j’ai, statistiquement parlant, peu de risques d’y être confrontée en allant à Ipanema et Leblon, les quartiers chics et m’as-tu-vu de Rio de Janeiro, ou à Jardim Botanico et Gavea, les quartiers chics et discrets de Rio de Janeiro ? Pendant des années, j’ai cependant eu un pressentiment tenace, me demandant souvent : « Narcotrafic, guerre des gangs, violences policières… les favelas n’ont-elles pas d’autres histoires à raconter ? » Et puis un jour, un peu par hasard, le hasard de la vie, une connaissance qui vous présente un ami qui vous présente une autre connaissance, et vous ne savez plus pourquoi ni comment vous êtes là, mais vous êtes là, et j’ai donc atterri ce soir-là dans une favela, en plein sarau. Une avalanche d’émotions, une révélation, un tournant dans ma vie.
Nous étions en 2009, ou peut-être 2010, Lula avait été réélu pour un deuxième mandat, ses politiques de redistribution sociale portaient leurs fruits, je le voyais de mes yeux à chacun de mes voyages : la faim, ce fléau tellement incompréhensible dans un pays tellement riche, qui a tenaillé l’estomac de générations de Brésiliens, disparaissait peu à peu. Fome Zéro, Faim zéro, c’est ainsi que s’appelait le programme de Lula. « Le Brésil qui mange va aider le Brésil qui a faim. » À l’aide de la Bolsa Familia, la Bourse famille, le gouvernement a sorti en une dizaine d’années entre 25 et 35 millions de personnes de la misère extrême. Pas mal, non ? Pas étonnant du coup que le gamin qui vendait des cacahuètes à 6 ans, qui est entré à l’usine à 11 ans et qui a été élu deux fois président mobilise encore en 2018 autant les foules, pas étonnant qu’il soit vénéré par une partie des Brésiliens, malgré les scandales de corruption qui se resserrent autour de lui.
Bref, cette bande d’amis et moi avions pris deux bus pour aller jusqu’à cette favela éloignée de São Paulo, j’étais d’ailleurs coincée à côté d’une obèse dans le bus – 20% d’obèses au Brésil, une augmentation de 60% en 10 ans et un taux encore plus élevé parmi les catégories défavorisées – elle était magnifique, semblait droit sortie de sa douche tellement elle sentait bon, avait des ongles impeccables et portait son décolleté plongeant et son micro-short sans aucun complexe, mais elle prenait quand même les trois quarts du siège en skaï déchiré, j’étais serrée contre la vitre, il faisait une chaleur à crever, le chauffeur conduisait comme un fou, je crois qu’il faisait la course avec un autre bus pour récupérer les passagers en premier, et à chaque virage ma voisine me tombait dessus, nous étions tous ballotés, secoués, collés – un enfer.
Enfin, nous arrivons au bar de Zé Batidão, c’est bondé, mes amis connaissent tout le monde, et ça se tape dans les mains, check, et ça se fait des accolades, le fameux abraço, et moi perdue, l’impression d’être une pièce rapportée, me demandant « mais qu’est-ce que je fais là ? », me faisant toute petite. Enfin, le sarau a commencé. Oui, oui, j’étais exactement comme vous : « Mais c’est quoi son sarau ? ». Je l’ai découvert, là, sur le tas, en ce soir de janvier pré-carnavalesque.
Un type à la grande bouche a pris le micro, a dit bonjour tout le monde, puis un petit bout de femme de cinquante ans est monté sur la scène improvisée. Silence. Elle a sorti son papier, chaussé ses lunettes, et a lu une poésie de sa composition. À chaque joli vers, à chaque rime bien trouvée, le public faisait des « Ooooo », riait, applaudissait. Jusqu’au tonnerre d’applaudissements final.
Une bonne vingtaine de personnes se sont emparées du micro cette soirée-là, jeunes à casquette, femmes au foyer, filles arborant fièrement une coupe Afro, retraités. Des gens du quartier. Désireux de partager avec le public un peu d’eux – leurs émotions, leurs indignations, leurs questions. La poésie de leur monde. C’est cela, un sarau : un rassemblement autour de la poésie, de la littérature. Qui plus est gratuit : par manque d’infrastructures, cela se fait au bar du coin. Et il y en a partout, tous les soirs, dans toutes les grandes villes du Brésil. Grâce aux saraus, les Brésiliens ont réussi à faire descendre la littérature de son piédestal élitiste et, ce faisant, lui ont donné un gros coup de neuf.
Ce soir-là, je suis rentrée dans mon joli appartement d’Ipanema bouleversée, heureuse, des courbatures dans les joues d’avoir autant souri.
Le sarau est devenu un passage obligé à chaque visite à Rio de Janeiro et à São Paulo – désormais c’est moi qui fais des checks et donne des abraços à tout va, c’est moi qui ramène des pièces rapportées.
Et puis un jour, alors que j’étais au marché de São Cristovão à Rio – un immense marché d’artisanat et de folklore du Nordeste – j’ai soudain cru comprendre l’origine du sarau. Il ne vient pas de nulle part, il est le vestige d’une tradition orale typiquement brésilienne, la continuation du folklore du Nordeste. Ceci explique cela : peut-être étais-je tombée amoureuse des saraus parce que j’étais aussi amoureuse du Nordeste ?
Le Nordeste a été le témoin de la première rencontre entre les Autochtones et les Européens. Ce sont ses attraits qui éveillèrent la curiosité pour le Nouveau Monde, et les colons Hollandais puis Portugais y installèrent d’immenses domaines agricoles, les fazendas, où ils employaient essentiellement une main d’œuvre esclave venue d’Afrique. L’histoire du Brésil colonial et postcolonial est restée marquée au fer rouge par ces inégalités, et la société du Nordeste se caractérisera longtemps par un mélange de paternalisme et de féodalisme : c’est le coronélisme. Pour résumer, une poignée de coronels et leurs familles possédaient toutes les terres. Abusivement. Un vrai terreau pour les révolutionnaires – mais paradoxalement, le communisme n’a jamais pris là-bas. Ne vous avais-je pas dit que le Brésilien est pacifiste ? Mais cette société pré-capitaliste n’a pas survécu à l’arrivée de la modernité. L’économie de la canne à sucre s’est écroulée et la région a somnolé pendant plusieurs décennies – enfin, je dis « somnolé », mais pas tant que cela. Car le Nordeste a inspiré des géants de la littérature brésilienne – l’indétrônable Jorge Amado, bien sûr, mais aussi José Lins do Rego ou Raquel de Queiroz, entre autres.
C’est comme cela que je suis tombée dans la marmite : par les livres – comme souvent chez moi. Les premiers romans brésiliens que j’ai lus venaient de ce courant « régionaliste », un courant littéraire né dans les années 1930. Ces auteurs, lassés d’une littérature trop centrée sur Rio de Janeiro et São Paulo, élitiste et singeant l’Europe, voulaient parler de leur Brésil, celui qu’ils voyaient s’échiner dans les plantations, soumis au pouvoir féodal de leurs maîtres. La fan de Zola et de Dostoïevski que je suis avais trouvé leurs homologues brésiliens ! J’ai ainsi lu le vrai Brésilien des campagnes – métisse, caboclo, analphabète, superstitieux. Ah ! me direz-vous, pourquoi une Parisienne pur jus, sachant difficilement distinguer un veau d’une vache, s’est-elle prise de passion pour ces paysans ?
Un jour, alors que j’arrivais dans un bled perdu du fin fond du Nordeste, une petite vieille, copie conforme à la description susmentionnée, m’a abordée : « Tu es revenue ? ». Je l’ai regardée, interloquée : « Non, Senhora, je viens d’arriver. » « Si, c’est toi, tu es revenue. » Elle était persuadée que j’étais déjà venue ici, à Salgueiro – dans une autre vie, dans une autre peau peut-être, et alors ? Nous nous connaissions. Ils sont parfois comme cela, les Nordestins : mystiques.
Et puis de toute façon, avant même d’avoir été dans le Nordeste, j’avais déjà tellement lu de livres dessus que j’avais l’impression d’être en terrain connu le jour où j’y ai mis le pied…
Le cœur du Nordeste, après les terres fertiles de la côte Atlantique, s’appelle le Sertão. Il s’étend sur plusieurs millions de kilomètres carrés – cinq fois la France, pour vous donner une idée. Il fait sec, très sec. Les sécheresses peuvent durer plusieurs années. Les travaux pharaoniques – barrages, lacs artificiels – sur le fleuve São Francisco notamment ont essayé de changer le cours des choses.
La vie y est rude. Sèche, poussiéreuse. À première vue, cactus, vautours urubus, vaches et boucs faméliques se disputent le paysage. Mais en y regardant de plus près, le sertão fourmille de milliers d’oiseaux colorés, de plantes médicinales, de sources enfouies et de villages endormis. Et, bien caché, le tatou, mon animal fétiche. Et quand il pleut – ah ! quand il pleut… Le sertão devient tout vert et parfumé. Une beauté.
Bref, le premier livre que j’ai écrit, un tout petit premier livre, racontait la vie de – devinez… – une femme du sertão, une sertaneja. Maria Bonita était la femme de Lampião, célèbre cangaceiro – c’est comme cela qu’on appelait dans le Nordeste les bandits de grands chemins, Robin des Bois cruels et généreux. Lampião et Maria Bonita ont formé un couple mythique dans les années 1930, une sorte de Bonnie and Clyde, qui détroussaient les riches coronels pour donner aux pauvres (dans leur version un peu idéalisée). Lampião et Maria Bonita sont devenus des thèmes inépuisables pour la littérature de cordel – une littérature ainsi nommée car les feuillets de quelques pages, imprimés grossièrement, étaient suspendus à une corde à linge sur les marchés. Sur la couverture, une gravure sur bois – la xilogravura est une tradition séculaire.
Le Nordeste est également la terre des repentistas, sortes de troubadours de compétition qui se lancent des battles poétiques. Dans cette région majoritairement analphabète, la littérature de cordel avec ses textes simples et ses illustrations, et les repentistas avec leurs joutes oratoires savoureuses, ont joué un rôle clé dans la transmission de la culture locale. La poésie, en prose et en vers, a véritablement été pendant des siècles un art populaire au Brésil – avant que les télénovelas de la télévision Globo ne transforment les repentistas en dinosaures à mettre au rebut…
Bref, c’est donc au marché de São Cristovão, face à deux repentistas qui improvisaient dans la plus pure tradition nordestine, que j’ai fait la relation avec le sarau. Logique, après tout : lorsque les Nordestins ont émigré par dizaines de millions, la faim au ventre, entre les années 1950 à 70, ils ont emporté dans un coin du cœur leur culture. Ils l’ont chérie, s’accrochant à elle pour atténuer la saudade d’une mère, d’une femme, d’une famille laissée au village… Et aujourd’hui, avec les saraus, la nouvelle génération de Brésiliens populaires se transforme en repentistas du XXIe siècle.
Historiquement, le Brésil populaire n’avait jamais su mettre en avant sa culture. Souvent, il en ignorait même l’existence, se croyant abruti, primitif. Mais aujourd’hui, il réalise combien son histoire est féconde. Deux territoires marginaux – les favelas et le Nordeste, tous deux autrefois pauvres et isolés – sont aujourd’hui au cœur du dynamisme brésilien. Ils sont devenus acteurs culturels et plus seulement consommateurs. Le Nordeste est devenu un acteur économique de poids, dopé par les politiques d’aménagement du territoire, le tourisme, l’agro-industrie, les énergies renouvelables.
Les jeunes des favelas ne rêvent plus de la quitter. Les jeunes du Nordeste ne rêvent plus d’émigrer. Favelados et Nordestins veulent rester chez eux, s’approprier leur territoire, le transformer. Par ces désenclavements, c’est tout un peuple qui a retrouvé sa dignité. Et c’est le Brésil tout entier qui y a gagné.
[La revue est en vente en kiosque, et elle est superbement illustrée.]
Paula Anacaona est éditrice, traductrice, auteure. Elle a fondé les éditions Anacaona en 2018, par passion pour la littérature brésilienne. Elle a écrit deux petits livres jeunesse, dont Maria Bonita, une femme parmi les bandits (éd. À dos d’âne, 2016). Elle publie en mai 2018 son premier roman, Tatou (éd. Anacaona), une histoire entre la France et le Brésil, ses deux pays de cœur.
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