Vous êtes-vous déjà posé la question lorsque vous portiez un pull ornant des symboles autochtones s’il s’agissait d’une appropriation culturelle ? Dans le livre intitulé “L’appropriation culturelle “, Rodney William propose de définir ce concept utilisé à bien des égards de manière superficielle et tronquée. Par Clémence Schilder.
« Nous avons tous à apprendre, mais cela ne sert à rien d’expliquer à qui ne veut pas comprendre. Le thème de l’appropriation culturelle n’est ni facile à comprendre, ni facile à expliquer, mais il était temps, me semble-t-il, de structurer un minimum le débat et d’organiser les informations. » (R. William, L’Appropriation culturelle, p.147)
Appropriation culturelle et histoire coloniale
Commençons.… par le commencement, toujours et encore cette histoire coloniale ! Pour comprendre l’appropriation culturelle, il faut remonter plus de 5 siècles en arrière. Comme je l’ai précédemment mentionné dans mon article portant sur la blanchité, lors de la colonisation, un effort systématique a été mis en place dans le but de justifier l’agression et la domination du peuple esclavagisé. Cette oppression s’est manifestée à travers plusieurs biais : économique, social et notamment culturel. C’est sur ce dernier que je vais plus me pencher ici en m’appuyant sur l’approche historico-culturelle de Rodney William.
Selon ce chercheur, la destruction et l’exploitation des valeurs culturelles des peuples noirs et autochtones représente pleinement une des nombreuses facettes du pouvoir colonial. Ainsi durant plusieurs siècles les colonisateurs se sont concentrés à annihiler et détruire toutes manifestations culturelles provenant de ces communautés. Certains chercheurs parlent de “génocide culturel”, comme c’est le cas de l’auteur Abdias Nascimento. Différentes stratégies ont été mises en place, notamment au travers l’interdiction de manifestations culturelles noires ou/et autochtones. Par exemple, au Brésil, la capoeira, la samba et le candomblé ont été criminalisés et durement persécutés, et ce, pendant plusieurs siècles…
En parallèle de cette oppression culturelle, les communautés noires et autochtones étaient déshumanisées et considérées avec tellement de mépris qu’il apparaissait normal de disposer de leurs corps mais aussi de leur culture. Cette dernière a été l’objet de pillages d’éléments, mais aussi de certaines pratiques.
« Au-delà des pillages d’objet, ce sont aussi des idées et un patrimoine culturel qui ont été annexés. Une forme de pillage culturel, esthétique, qui brouille encore un peu les limites de l’inspiration et du métissage pour en faire de l’appropriation symbolique, particulièrement violente pour les populations concernées. » (Arjuna Andrade, émission France Culture, 2018)
Contextualiser le rapport de domination entre les cultures des peuples colonisés et colonisateurs constitue une clé de compréhension majeure du terme d’appropriation culturelle. Ce concept représente l’héritage de la période coloniale, elle “révèle le rejet qui a accablé les Noir.e.s et les Autochtones tout au long de l’histoire au travers le manque de respect envers leurs symboles culturels ou sacrés” (L’Appropriation culturelle, p.59).
Qui parle d’histoire coloniale, parle forcement des rapports de domination ayant émergés durant cette sombre période. Et justement, penser les logiques de domination, c’est penser l’appropriation culturelle. Parce que oui, l’appropriation est un symbole des rapports de pouvoir.
L’appropriation culturelle : un rapport de pouvoir avant tout
[L’appropriation culturelle est ]« un mécanisme d’oppression par le biais duquel un groupe dominant prend possession d’une culture infériorisée, en vidant de significations ses productions, coutumes et traditions et autres éléments. » (R. William, L’Appropriation culturelle, p.41)
Il est essentiel de comprendre ici que l’appropriation culturelle va au-delà de ce qu’une personne peut porter, ou non. Elle ne se limite pas à dire si oui un.e blanc.he peut porter du wax ou peut se faire des dreadlocks… La question de l’appropriation culturelle porte principalement sur la structure de pouvoir. Le rapport de domination est un des points centraux à identifier dans un contexte d’appropriation culturelle. Il y a donc appropriation culturelle, lorsqu’un groupe social dominant déterminé utilise ou adopte des habitudes, pièces vestimentaires, objets ou des comportements spécifiques d’une culture infériorisée.
Elle révèle un rapport de domination hérité de la période coloniale entre une culture dominante et une culture minoritaire et contribue à le renforcer. Dans la notion d’appropriation, la culture minoritaire n’a pas le choix d’accepter ou de refuser l’appropriation de ses codes par la majorité. On ne peut parler d’échange ou de dialogue horizontal (Aphelandra Siassia). Par exemple, la ridiculisation des gestes et des traits physiques, du langage, de l’habillement fait partie des aspects les plus pervers de l’appropriation. Cette dernière peut également se manifester sous une forme de violence symbolique subtile ou explicite.
Définir l’appropriation culturelle en quelques points
Si l’appropriation culturelle pouvait se définir qu’au travers des rapports de domination, cela serait évidemment trop facile… Mais non, c’est bien plus complexe que cela, en plus de la présence d’un rapport de domination, il est possible de relever plusieurs points qui permettent d’identifier et définir plus en profondeur cette notion tant controversée.
· Sens et significations vidés : Il y a appropriation culturelle quand les significations sont changées, lorsque le sens originel est éliminé : logique qui s’applique qu’aux cultures noires, autochtones et autres cultures infériorisées, dans le but de les rendre plus acceptable.
On peut alors parler d’appropriation culturelle quand des productions d’une culture sont utilisées sans en comprendre la signification ou très souvent en manquant de respect envers ses signifiances symboliques et historiques. Il est important de souligner qu’au cours de la colonisation, de nombreux symboles de résistance sont nés dans le but de lutter contre l’extermination de la culture des peuples colonisés. Plusieurs éléments culturels sont fortement chargées en symbolique, histoire et significations.
« La force des cultures noires et autochtones s’exprime par le biais de la significiance de leurs productions, coutumes et éléments. [..] Des cheveux, un accessoire, un habillement, sont très souvent un cri, une attitude devant la société qui les opprime. Ce sont des résistances. » (R. William, L’Appropriation culturelle, p.66)
Pour donner un exemple, c’est le cas des dreadlocks, qui signifiaient pour les colonisateurs anglais « tresses effroyables». Elles étaient portées par une armée panafricaniste de guerriers Jamaïcains, qui avaient décidé de ne plus couper leurs cheveux jusqu’à ce que tous.tes les Noir.e.s de la diaspora retournent en Afrique. Ainsi, la compréhension des cheveux et du corps comme instrument d’affirmation politique est un héritage de l’ancestralité, c’est une mémoire, une résistance. Il en va de même pour beaucoup d’autres éléments culturels issus du continent africain et autres. TOUS LES ELEMENTS CULTURELS POSSEDENT UN SENS. C’est le cas des tatouages polynésiens, devenus fortement à la mode ces dernières années, ou chaque dessin possède en réalité une signification bien précise. Le livre Te Patutiki, écrit par Hamani Ha’a Tuhuka se charge d’expliquer chaque symbole de chaque dessin.
Autre exemple, le wax fortement répandu dans la mode… mais saviez-vous que chaque motif possède un sens particulier ? Plusieurs spécialistes ont consacré des livres entiers à classifier chaque motif…
Il semble donc primordial de ne pas effacer le sens, ni l’origine des productions appropriées. Ce qui nous mène au point suivant :
· Effacement de l’origine du bien approprié : Il y a appropriation culturelle, lorsque les attributs reliés à sa culture d’origine sont effacés.
Pour Jalil Leclaire, un membre actif de l’association Décoloniser Les Arts, un acte d’appropriation culturelle peut avoir des retombées économiques et politiques, pouvant entrainer, à force, l’invisibilisation de la culture « copiée » (Alphelandra Siassia). Je peux reprendre ici l’exemple tant cité de Kim Kardashian s’étant tresser les cheveux et s’ayant auto attitrée l’invention de cette coiffure… Pour reprendre les termes de Rodney William, l’appropriation culturelle reflète une structure raciste qui empêche l’accès et la visibilité des groupes infériorisés, encourage la mise sous silence ou l’effacement de leurs manifestations et enfin plus grave encore, compromet l’existence et la vie des groupes sociaux minoritaires.
« Le faible indice de représentativité de certains groupes contraste avec l’appropriation croissante de leurs techniques ou de leur esthétique, souvent perpétrée par des industries qui ne leur versent aucun type de compensation et ne leur offrent aucune opportunité de travail » (R. William, L’Appropriation culturelle, p.30)
En plus d’effacer l’origine du bien approprié, l’appropriation culturelle est souvent liée à un intérêt spécifique..
· Lié à un intérêt : Il y a appropriation culturelle lorsque l’usage d’une pratique culturelle renvoie à un intérêt, du simple intérêt esthétique jusqu’aux profits d’une production dans les schémas capitalistes.
Par exemple, dans le milieu de la mode, l’appropriation culturelle demeure fréquente. Que ça soit des tenues, des coiffes et autres styles, ces pratiques sont « détachés de leur contexte socio-culturels et réduits à des objets marchands » (Ary Gordien). La réduction à des objets marchands ne s’accompagnant d’aucune compensation à l’égard du groupe créateur.
En plus de tirer profit du patrimoine culturel de certains pays africains (Olufunmilayo Arewa), des pratiques culturelles perçues comme négatives, victime de généralisations racistes ou de stéréotypes au sein de leurs propres univers culturels gagnent soudain des airs branches lorsqu’ils sont adoptés par les groupes dominants.
« Dans la pratique, on peut lire entre les lignes que c’est à la mode d’être noir, à partir du moment où vous n’êtes pas noir. » (R. William, L’Appropriation culturelle, p.60)
Ce point s’accompagne également d’une sélection de certains éléments considérés comme esthétiques en contraste à une culture d’origine qui reste méprisée et marginalisée économiquement, socialement, politiquement…
· Sélection d’éléments et mépris de la culture d’origine : Il y a appropriation culturelle quand certains aspects de la culture sont captés par la culture dominante, tandis qu’en même temps tous les attributs de son origine sont négligés ou déplacés.
Ce sont souvent les mêmes éléments qui sont repris aux dépens d’autres aspects ou pire en méprisant le reste de la culture d’origine. Par exemple, c’est comme si vous vous habillez en wax tout en jugeant négativement les femmes qui portent d’autres habits traditionnels. Dans l’appropriation, il y a ce côté (un peu égoïste) de piocher, de prendre ce qui nous intéresse tout en stigmatisant les autres aspects, en jugeant laids d’autres habits, en décrétant vulgaire certaines habitudes…
Et enfin, on débouche sur le dernier point et non le moins important, l’emprunt peut se manifester par un non-respect du peuple créateur mais aussi un manque de solidarité de ces derniers. · Manque de solidarité par rapport aux conditions du peuple créateur : Il y appropriation culturelle, lorsqu’il s’agit de tirer parti de ce que l’on juge intéressant sans le moindre engagement avec les mouvements que les accessoires symbolisent.
Pour conclure, j’espère que vous l’aurez bien compris, l’appropriation culturelle ne peut se réduire à la simple question si une blanche peut se tresser les cheveux ou porter du wax. Plusieurs points sont à prendre en considération ce qui peut complexifier son identification. Néanmoins, se poser quelques questions peut contribuer à déceler ce qui est ou ce qui n’est pas une appropriation.
Identifier l’appropriation culturelle : se poser quelques questions
« N’hésitons pas à nous questionner et, si nous n’avons pas assez d’éléments pour décider, à demander à ceux qui sont autorisés à répondre. » (R. William, L’Appropriation culturelle, p.100)
L’appropriation culturelle, comme l’a décrit Rodney William, peut se manifester de manière subtile ou explicite. Il s’agit ici de se poser différentes questions pour identifier ce phénomène :
- Est-ce que les symboles et le sens des éléments appropriés sont respectés ?
- D’où viennent ses productions, coutumes, traditions et autres ?
- Pour quelles raisons cet élément culturel est-il mis en avant ? Est-ce lié uniquement à un intérêt esthétique ou économique ? (Si intérêt économique il y a, est-ce qu’une rétribution financière est reversée aux groupes créateurs ?)
- Est-ce que l’utilisation de ces éléments s’ancre dans une logique militante ? Contribue-t-elle à amener une meilleure visibilité des groupes créateurs ?
Par exemple, si vous souhaitez porter du wax, il est intéressant de se demander tout d’abord quelles sont les origines de ce tissu, ses symboles et son histoire. Il s’agit également de se poser la question du lieu où vous souhaitez l’acheter : à quel commerce vous allez reverser votre argent. Enfin apprendre à connaître la culture d’origine dans sa globalité : son histoire, sa situation actuelle mais également avoir une certaine réflexivité sur sa propre culture et comportement.
Si vous avez un doute concernant l’appropriation culturelle, prenez peut-être le temps de réfléchir à chacun de ses points, de vous poser quelques questions et de vous informer sur ce sujet.
En conclusion comme le relève Eliane Brum, citée dans le livre de Rodney William, face à la subtilité de l’appropriation culturelle l’écoute et les questionnements sont centraux pour la compréhension de l’autre :
« Ne pas répondre à une interdiction par une exclamation : ‘’ Bien sûr que si j’ai le droit ! ‘’ mais plutôt par une interrogation « Pourquoi ne puis-je pas ? ». Les réponses catégoriques, tout comme les certitudes, nous maintiennent à la même place. Les questions nous emmènent plus loin, parce qu’elles nous conduisent jusqu’à autrui. » (R. William, L’Appropriation culturelle, p.109)
Sources :
Alphelandra Siassia, “Pourquoi la notion d’appropriation culturelle fait elle tant polémique ?”, Marie Claire, URL : https://www.marieclaire.fr/pourquoi-la-notion-d-appropriation-culturelle-fait-elle-tant-polemique,1293142.asp
Entretien avec Eric Fassin, “Eric Fassin : “ L’appropriation culturelle, c’est lorsqu’un emprunt entre les cultures s’inscrit dans un contexte de domination”, Le Monde, 24/08/2018, URL : https://www.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2018/08/24/eric-fassin-l-appropriation-culturelle-c-est-lorsqu-un-emprunt-entre-les-cultures-s-inscrit-dans-un-contexte-de-domination_5345972_1654200.html
Yulia Sakun, “Se réapproprier la notion d’appropriation culturelle ?”, 01/12/2017, La Manufacture, URL : http://manufacture.paliens.org/2017/12/01/se-reapproprier-la-notion-dappropriation-culturelle-2/
Ary Gordien, “Appropriation culturelle : peut-on “voler” une culture ?”, The Conversation, URL : https://theconversation.com/appropriation-culturelle-peut-on-voler-une-culture-136885
Elsa Mourgues, “Le wax : itinéraire d’appropriations culturelles”, 26/11/2018, France Culture, URL : https://www.franceculture.fr/histoire/le-wax-itineraire-dappropriations-culturelles
PODCASTS :
France Culture, “ Appropriation culturelle : les limites de la création ?”, 16/10/2018, France Culture, URL : https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouvelles-de-leco/les-nouvelles-de-leco-du-mardi-16-octobre-2018
[1] https://www.anacaona.fr/blog/blanchite-privileges-antiracisme-blanc/
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