CHAPITRE 1
À la fin, tout ce qu,il reste, ce sont les dents. Elles seules permettent d’identifier qui vous êtes. Le meilleur conseil à vous donner, c’est de préserver vos dents plus que votre dignité, car la dignité ne dira pas qui vous êtes – ou qui vous étiez. Votre profession, votre argent, vos papiers, votre mémoire, vos amours, ne serviront à rien. Quand le corps se calcine, les dents préservent l’individu, sa véritable histoire. Ceux qui ne possèdent pas de dents deviennent moins que des misérables. Ils sont réduits à du charbon et des cendres. Rien d’autre.
Ernesto Wesley risque sa vie en permanence. Il se jette dans le feu, traverse la fumée noire et épaisse, avale une salive au goût de suie et est capable de reconnaître le matériau des meubles de chaque pièce au crépitement des flammes.
Il s’est habitué aux cris de désespoir, au sang et à la mort. Quand il a commencé à travailler, il a découvert, dans sa profession, une sorte de folie et de détermination à sauver l’autre. Il ne se considère pas comme un héros du fait de ses actes de bravoure. Mais à la fin de la journée, il s’en souvient encore. C’est la tentative de préserver un espoir de vie quelconque, quelque part, qui le motive à se lever tous les jours pour travailler.
Ses échecs sont plus nombreux que ses succès. Ernesto a compris à quel point le feu est traître. Il surgit silencieusement, se propage partout, supprime toute trace et ne laisse que des cendres. Tout ce qu’une personne construit et montre orgueilleusement est dévoré d’une flambée. Tout le monde est à la portée du feu.
Ernesto Wesley n’aime ni les accidents de la route ni les accidents aériens. Il n’aime pas le fer tordu, et encore moins le scier. La scie mécanique le déstabilise. Lorsqu’il scie en deux le fer, le tremblement de son corps lui fait perdre pendant quelques instants la sensibilité de ses mouvements. Il se sent rigide, comme un automate. La moindre erreur est fatale. Dans sa profession, un individu qui commet une faute devient maudit, condamné. Il doit risquer sa vie en permanence. C’est pour cela qu’il est payé. C’est à cela qu’il sert. Il a été formé pour sauver et quand il échoue, les yeux déçus des autres réduisent son honneur en poussière.
Le feu est la seule chose qu’il aime affronter. Éviter les hautes flammes, fuir la violence de l’incendie lorsqu’il trouve un oxygène abondant. Se traîner sur le sol qui crisse sous le ventre, sentir la chaleur traverser l’uniforme, se protéger de la chute d’une plaque d’enduit ou de l’écroulement d’un étage, voir les fils qui pendent et les murs qui s’effondrent. Le crépitement des flammes chronométrant son temps de résistance, l’instant imminent de la mort et, enfin, ce poids plus lourd que le sien sur son dos, le sauvetage d’un être qui n’oubliera jamais son visage noirci par la suie.
Ernesto Wesley est le meilleur dans ce qu’il fait, mais peu de gens le savent.
Il sourit devant le miroir des toilettes puis se passe du fil dentaire entre les dents. Il nettoie soigneusement tous les interstices et termine son nettoyage par un bain de bouche aromatisé à la menthe. Ses dents sont propres. Peu de plombages. Il a une couronne en or sur une molaire – l’alliance de sa défunte mère qu’il a fait fondre. C’est pour le reconnaître, au cas où il mourrait au travail ou dans d’autres circonstances. Avoir une dent en or est une spécificité qui facilite l’identification.
— Comment va Oliveira ? demande un homme à l’urinoir.
— Apparemment, bien, répond Ernesto Wesley. Mais on a dû lui amputer la main.
— Mince !
L’homme termine puis s’approche du lavabo pour se laver les mains. Il les regarde et soupire. L’eau coule en un filet marronnasse.
— Ce robinet a un problème, dit-il.
— Ce n’est pas le robinet. Il n’y a pas beaucoup d’eau.
— Cette eau est immonde.
— Les canalisations sont vieilles. Tout est vieux ici.
— Ça me fait me sentir encore plus vieux… Alors, vous avez trouvé les dents de Guimarães ?
— J’ai cherché dans les décombres, mais je n’ai rien trouvé.
— Comment est-ce qu’ils ont identifié le corps ?
— Une tache de naissance au pied. Ce pied semble être resté pratiquement intact juste pour pouvoir être identifié.
— Sans ses dents, c’est un coup de bol.
— C’est vrai, Guimarães a eu une sacrée chance. Six corps sont carbonisés et encore non identifiés. Et un autre collègue a disparu.
— Je sais… Pereira.
— Maintenant, c’est du ressort du médecin légiste.
— Pereira avait des dents petites et pointues.
— Horribles et toutes cariées.
Les deux hommes se regardent à travers le miroir et restent quelques secondes à écouter le grésillement inquiétant de l’ampoule fluorescente qui crépite de temps à autre et menace de brûler à tout instant.
— Aujourd’hui, ce sont ces petites dents horribles qui vont le sauver, commente Ernesto Wesley.
— Sûr. Moi-même, je reconnaîtrais Pereira rien qu’à ses chicots.
— Des dents de requin.
Un homme petit, au regard fouineur, ouvre la porte des toilettes, un bloc-notes à pince à la main.
— Vous deux, on vous appelle pour un accident.
Ernesto Wesley finit d’uriner et remonte sa braguette.
— Collision entre deux voitures et un camion. Il y a des automobilistes prisonniers à l’intérieur.
— Fréderico sait bien se servir de la scie, lui !
— C’est son jour de repos aujourd’hui. Il n’y a que vous deux.
— Combien de victimes ?
— Six.
— Ivres ?
— Deux.
— Je me sens comme un sale ramasseur d’ordures… murmure Ernesto Wesley, resté silencieux jusque-là.
— C’est aussi ce que tu es.
Les deux hommes suivent le troisième et vont jusqu’au camion. L’accident a eu lieu à cinq kilomètres, sur l’autoroute.
— J’ai envie de fumer… dit Ernesto Wesley.
— Moi aussi. Je ne sais pas comment tu fais pour avoir les dents aussi blanches.
— C’est le bicarbonate de soude. Ça les éclaircit.
— Tu as les meilleures dents de la caserne, Ernesto.
— Et toi, tu as les meilleures incisives que j’ai jamais vues. Un rectangle parfait, qui laisse une morsure unique dans les sandwiches.
— Tu as remarqué ?
— Oui, comme toute la brigade. Je sais à la morsure quand un reste de sandwich est à toi.
L’homme surpris ajuste le fermoir de la ceinture de sécurité jusqu’à entendre le clic.
— Je n’aime pas scier. Ça m’angoisse, murmure Ernesto.
— Ce ne sera peut-être pas la peine.
Ernesto Wesley regarde le ciel étoilé. La lune n’est pas encore sortie. Il la cherche des yeux, tourne la tête, mais ne la voit pas.
— Je n’arrive pas à y croire. Quelque chose me disait qu’aujourd’hui je devrais me servir de la scie mécanique.
— Je déteste les ivrognes… murmure l’autre.
— Moi aussi, acquiesce Ernesto Wesley.
— Je me rappelle comme si c’était hier ma sœur morte, sur la route des Collines.
— Je me souviens. C’est moi qui ai sorti le type de la ferraille. Un chauve, un sale mec.
— Il l’a coupée en deux.
— Je m’en souviens aussi.
— J’avais envie de profiter de l’occasion pour tuer ce salaud. J’en suis arrivé à ça, à avoir envie de le tuer…
— On est payés pour sauver même les salauds, les chauves, et ces fils de pute d’ivrognes.
— Je suis fatigué de tous ces irresponsables de merde…
— Va falloir cohabiter avec l’odeur de cette merde. Après tout, c’est pour ça qu’on nous paye, conclut Ernesto.
Ernesto Wesley baisse la tête, résigné. Ses yeux brûlent, larmoient, mais ne pleurent pas. Depuis trois ans, il n’arrive plus à pleurer. Ses larmes se sont évaporées.
Le silence retombe sur les hommes. Ils sont fatigués, mais ont appris à agir par instinct. Ils connaissent leurs limites, et elles sont vastes. L’autoroute longe un fleuve et Ernesto Wesley observe au loin l’étendue, plisse les yeux, dans une tentative d’atteindre les confins des eaux troubles, douces et immondes, et de chercher dans les espaces vides qui rétrécissent jusqu’à l’horizon un sens ou un destin quelconque – mais il n’est pas toujours possible d’aller au-delà de ce que les yeux parviennent à voir.
Ernesto Wesley est un homme massif aux larges épaules, à la voix grave et au menton carré, mais tout ceci devient tout petit lorsque vous remarquez ses yeux, profonds, noirs, intensément brillants. Ce n’est pas la joie qui les fait briller, mais le feu redouté et affronté fréquemment. Quand il traverse une barrière de flammes, il n’y a rien d’autre dans son regard à part la réverbération de la chaleur. Son âme s’embrase et son haleine sent la suie.
Pendant son enfance, Ernesto Wesley réchappa à quatre incendies domestiques. Sa famille sans histoire était régulièrement victime d’incendies qui commençaient traîtreusement dans l’une des pièces de la maison. Personne ne fut jamais gravement blessé. À seize ans, lors du dernier incendie, il sauva son frère aîné, Vladimilson, bloqué dans sa chambre et prisonnier des flammes. Ernesto Wesley avait une peur terrible du feu et faiblissait dès qu’il était devant une source de chaleur ou une bouffée d’air chaud. Le jour où il retourna à l’intérieur de la maison pour sauver son frère, il fut brûlé pour la première fois. Étrangement, le feu ne lui fit pas mal. Il ne sentit aucune douleur. Il porta Vladimilson évanoui sur ses épaules. Dès lors, il ne perdit plus jamais une occasion d’affronter les flammes.
Ernesto Wesley ne sent pas le feu lui brûler la peau. Il est atteint d’une analgésie congénitale rare, une déficience structurelle du système nerveux périphérique qui le rend insensible aux brûlures, aux coups de couteaux, aux coupures. Depuis, il met constamment le feu à l’épreuve.
Il a caché sa maladie pour rentrer dans la profession. Si ses supérieurs avaient su les risques auxquels il s’exposait, il n’aurait jamais été admis. Il peut marcher sur les flammes, traverser des colonnes ardentes et être attaqué par des langues de feu. Il se brûle, mais ne sent rien.
Peu de personnes arrivent à l’âge adulte avec cette maladie. Son corps est couvert de marques rouges.
Il a appris à se palper pour sentir un os déplacé. Il s’est déjà cassé les jambes, des côtes, des doigts. Mais il est très attentif à son propre corps et croit que sa maladie va plus loin que la pathologie clinique : c’est un don.
Puisqu’il ne connaît pas la douleur, son courage est multiplié au point de le faire aller là où aucun homme ne va, ou presque.
Il va chez le médecin et fait régulièrement des examens pour s’assurer que son corps est intact et qu’il est en bonne santé. Il s’est convaincu qu’il peut supporter des épreuves plus grandes que les autres.
Cependant, il existe une douleur à laquelle il n’est pas insensible. Son cœur, en contrepartie de sa maladie, est victime d’une maladie irréparable : la douleur de la perte. Qui le fait cruellement souffrir.
Des lumières rouges et jaunes brillent au milieu de l’autoroute. Deux policiers font des signes aux automobilistes pour les faire rouler sur une seule voie. Leur camion s’arrête. Ils descendent.
À distance, Ernesto Wesley voit l’amas de tôle froissée. Deux voitures et un camion sont entrés en collision et se sont agglomérés. Il travaillera plus qu’il ne l’avait imaginé. Il enfile une salopette spéciale, des gants en acier, un masque à souder et attrape la scie mécanique pour libérer les victimes de l’habitacle. Il attend qu’on lui dise de commencer. Une équipe de secours est déjà sur place. La seule chose qu’Ernesto Wesley doit faire, c’est abattre les arbres. C’est l’expression qu’il utilise quand il scie le fer.
— Il y a cinq victimes, ou plutôt, six. Trois sont prisonnières, dont un chien. Les deux autres ont déjà été transportées à l’hôpital, dit un des pompiers de l’autre équipe.
Ernesto Wesley vérifie l’état des voitures et du camion. Le chauffeur du camion est le seul à n’avoir pas été blessé. Il est debout à côté des pompiers et essaye de se rendre utile. C’est son cinquième accident et il s’en est toujours tiré. La plaque carrée accrochée au camion préoccupe les pompiers. Liquide inflammable. Il est extrêmement difficile de sortir vivant d’une explosion chimique suivie d’un incendie. Mais un des pompiers a fait la vérification et a écarté tout risque de fuite. Ernesto Wesley allume la scie mécanique et n’entend déjà plus aucun cri, sirène ou autre. Il est plongé dans l’impact anesthésique de la scie, dans le bruit strident provoqué par la friction de la lame contre les nœuds du fer.
Ce qui plaît à Ernesto Wesley dans ce dur travail qu’est le sciage de carrosserie, ce sont les étincelles qui fusent en gerbe, profusément, en une danse nerveuse. Certaines se dirigent vers le ciel, d’autres frôlent le sol.
Une petite fille de cinq ans est prisonnière, et consciente. Son labrador est écrasé sur elle. Le sang de l’animal macule son visage. Elle l’appelle et répète constamment son nom. Il va falloir le scier avec la voiture. Ce sera un traumatisme pour la petite. Il faudra d’abord couper la tête, puis les membres. Mais si le chien n’avait pas été là, la petite serait morte. Ernesto Wesley ne peut pas s’émouvoir. Il doit abattre les arbres. Même si son cœur brûle toujours à chaque fois qu’il sauve un enfant, les autres n’ont pas à connaître ses drames personnels. Dans cette profession, il est impossible de ressasser ses propres tragédies. C’est une activité qui endurcit excessivement le caractère, qui met face aux pires situations. Tout devient petit face à la mort – non pas la mort calme ou somnolente, mais la mort qui démembre, défigure et transforme les êtres humains en morceaux éparpillés. Des crânes en miettes, des membres écrasés et tranchés. Lorsqu’une personne en état de choc s’aperçoit que son pied est à deux mètres d’elle ou que sa jambe est tombée dans le fossé qui sépare les deux voies d’une autoroute, elle sera marquée à jamais. On peut perdre l’amour, l’argent, le respect, la dignité, la famille, les honneurs et la position sociale. Tout cela se reconquiert. Mais rien ne remettra à sa place un membre tranché.
Il scie la tête du chien et une partie de l’habitacle de la voiture. Du sang et des morceaux de fer fusent. La petite est en état de choc. Après deux heures, elle résiste encore. Elle s’extrait de la tôle froissée en s’accrochant à une patte. Le sauvetage de la petite est le plus bouleversant, mais celui des parents sera pire.
Le père perdra un membre si Ernesto ne se concentre pas suffisamment. L’orage qui s’abat pendant près de quarante minutes et imbibe sa salopette rend les choses encore plus difficiles. Tous les hommes sont exténués. Les curieux ont déserté l’endroit.
Ernesto Wesley est le plus fatigué de tous. La scie trépide entre les engrenages du véhicule, tremble dans sa main et atteint le mollet de l’homme. Il s’arrête quelques instants. Il respire profondément. Il regarde autour de lui. Cinq heures qu’il scie.
— Il faut remplacer cet homme ! ordonne le gradé en charge de l’opération.
L’autre pompier, désigné avec Ernesto Wesley pour faire ce travail, le remplace. Il revêt l’uniforme de protection et donne deux petites tapes sur le dos d’Ernesto Wesley.
— Maintenant, c’est mon tour. Va te reposer un peu. Tu as une tête horrible, vieux.
— Je détester scier… Ça me donne un mal de tête infernal.
Lorsque le pompier essaye de déplacer la mère, il s’aperçoit qu’elle est déjà morte. Il peut vérifier ses battements cardiaques car sa tête est inclinée sur le siège arrière, à côté de la fenêtre ouverte. Il en a encore pour une heure à scier. De temps en temps, des étincelles fusent. Mais lorsque du liquide inflammable se déverse à l’insu de tous, ces étincelles sont fatales. Le pire dans cette profession, c’est que l’erreur de l’un retombe sur tous les autres. Le pompier à la scie fut projeté de l’autre côté de la route pendant qu’Ernesto Wesley avalait un analgésique à côté de l’ambulance. Le corps de l’homme en flammes traversa très haut le ciel du petit matin. Il sentit sa peau se rider, ses cheveux se crêper, et lorsque son corps retomba lourdement sur le goudron encore vivant, il entendit ses os craquer et céder devant les flammes qui le gagnèrent rapidement jusqu’aux entrailles. Il se transformait en charbon animal et sentit la forte odeur de brûlé de sa peau, de ses muscles, de ses nerfs, de ses os.
Ses dents étaient intactes, et même les légistes tombèrent d’accord : c’étaient les plus belles incisives de cadavre qu’ils avaient jamais vues.
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